Tout ce qui brûle, Lisa Harding (par Patryck Froissart)
Tout ce qui brûle, mars 2022, trad. Irlandais, Christel Gaillard-Paris, 331 pages, 22 €
Ecrivain(s): Lisa Harding Edition: Joelle LosfeldTout ce qui brûle est le roman d’un personnage féminin en combustion dans le contexte volontairement flou d’une Irlande moralisatrice, socialement conservatrice et structurellement patriarcale.
Sonya, après des débuts prometteurs sous les feux des projecteurs dans une carrière de comédienne interrompue dans des circonstances qui ne sont pas communiquées de façon précise, vit seule avec ses deux « garçons » : son fils, Tommy, à qui elle voue un amour fusionnel, âgé d’un peu plus de quatre ans quand commence le récit, et le chien Herbie, qui est, de jour comme de nuit, compagnon de toutes les activités (jeux, promenades, sieste, repas, télévision). Mais Sonya est alcoolique. Son comportement de plus en plus anticonformiste, antisocial, épié par une voisine « qui lui veut du bien », ouvertement réprouvé par les bien-pensants du village, finit, estiment les quelques témoins de ses transes éthyliques, par mettre en danger tant sa propre vie que celles de son fils et de leur compagnon canin. Sur intervention de son père, avec qui elle a peu de contact mais qui semble la faire perpétuellement surveiller, Sonya est placée dans une institution religieuse spécialisée dans la désintoxication, et Tommy et Herbie sont envoyés séparément dans des lieux d’accueil dont on refuse de dévoiler la localisation à l’actrice privée momentanément, à son profond désespoir, de ses droits parentaux et de sa liberté de mouvements.
C’est à ce point du récit que vient la partie la plus importante, en volume, en contenu et en intensité, d’une narration des conditions de vie dans ce quasi-internement menée sans aucun temps mort par Sonya elle-même, exclusivement en focalisation interne. Le roman est en effet un dialogue permanent avec soi-même étroitement ancré dans le récit de ce que fait, voit, entend, dit, répond, subit, accepte, refuse ou fuit la narratrice. C’est un combat incessant, jour après jour, heure par heure, poignant, qui s’exprime à la fois dans la tête et par la bouche de la jeune femme et dans le tourbillonnement de quoi est happé le lecteur.
Combat extérieur contre la norme des conduites parentales, éducatives, en vigueur, contre les contraintes sociales exercées habituellement et généralement acceptées « par les autres » concernant les relations convenables à établir et à maintenir au sein de la cellule familiale, contre les obligations sociétales (ici par exemple la scolarisation/socialisation de Tommy, mal consentie et donc mal gérée par Sonya au grand dam des services sociaux), contre le fait de « manger des animaux » (Sonya est végétarienne), contre l’interdiction brutale et totale qui lui est faite de revoir « ses deux enfants » durant les terribles premiers mois de cure, contre la nature religieuse d’un certain nombre d’éléments psychologiques de la cure, contre l’autoritarisme distant d’un père apparemment dominé par sa nouvelle épouse qui s’acharne pour sa part à pourrir le lien père/fille.
Simultanément et a contrario, combat intérieur déchirant, avant l’internement contre la tentation de boire et contre des impulsions incontrôlables nées sous l’effet de l’alcool, puis, pendant le traitement, combat pour supporter la cruelle sensation de manque et les malaises concomitants, angoissantes poussées d’envie de se conformer à la règle tout en restant persuadée de ne pouvoir y réussir, douloureuses velléités de rétablir une relation apaisée avec son père entrecroisées avec des bouffées de détestation filiale, violentes pulsions de révolte péniblement contenues, montées d’agressivité entraînant des actes amèrement regrettés sitôt que perpétrés, et, de temps à autre, élans suicidaires désespérément réprimés, moments de panique à l’impression de tomber dans la démence.
« Je lève mon visage vers le ciel parsemé de nuages. Je tombe à genoux. Ce que j’ai failli faire. Secouer la tête pour essayer d’en déloger les pensées qui déboulent. L’impression de me noyer, d’être submergée. Essayer de retenir ma respiration, me balancer à genoux en récitant des incantations, aidez-moi, aidez-moi, s’il vous plaît, aidez-moi, sans savoir qui j’implore… ».
Ces mouvements contraires agitant un flux continu de pensées-paroles de toutes les tonalités entretiennent une tension extrême, qui ne laisse de répit au lecteur pris dans la tourmente qu’à l’occasion de rares et courts épisodes de décompression dans le cours cahoteux d’une liaison amoureuse avec un des psychologues intervenant dans le centre de soins et dans celui, non moins bringuebalant, de la vie de Sonya « d’après » le traitement.
On avait pu apprécier, dans Abattage, le précédent roman de Lisa Harding, recensé sur une autre page du magazine de la Cause Littéraire, comment l’auteure irlandaise, par la « technique » narrative de la vision interne qui autorise la liberté, et donc la crudité du langage, sait exprimer magistralement la violence faite aux femmes dans une société dominée par le mâle, ici doublement représenté par le père de Sonya et le psychologue, l’amant qui prétend « prendre en mains » le redressement, le retour de la jeune mère à « une vie normale ».
On ne sera pas déçu par ce nouveau grand, prenant, puissant roman.
Patryck Froissart
Lisa Harding, dramaturge et actrice, vit à Dublin. Abattage, son premier roman, a reçu le Kate O’Brien Award. L’auteure est engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes.
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