Satan, Prince des rebelles (par Léon-Marc Levy)
Insistant, le regard découvre vite derrière les traits de la peur une étrange fascination. Satan séduit, porte dans les syntagmes morphiques et ou discursifs de son mythe de larges pans des rêves les plus fous et les plus obstinés des hommes. Il reste marqué des traces de ses aubes, de la lumière éblouissante de l’Ange Lucifer et de sa révolte contre Dieu. Les premières lézardes qui sillonnent l’ordre édénique voient s’immiscer le Diable sous le masque du Rebelle Suprême à l’œuvre divine, sous les traits de l’Opposant Radical. Au Jardin d’Éden tout son rôle consiste à lever le poids logique de la Loi pour lui substituer un autre ordre logique, pas moins puissant, celui de la transgression, de la rébellion. Et ses arguments portent, parce qu’il y a de quoi. La révolte de Satan met en joue la responsabilité même de Dieu dans le malheur des hommes : créateur de tout, donc du Mal aussi, il installe la liberté des hommes dans l’espace inclus entre sa Loi et l’Arbre de son interdit, mettant ainsi en place les éléments constitutifs et fatals du Péché et de la Chute. Le nom même de Satan prend un singulier éclairage quand on le confronte à son étymologie : le verbe « Sâtan » signifie en hébreu « accuser », d’où pour le nom propre, « celui qui accuse ». On lit dans le Livre de Zacharie :
« Et il me fit voir le grand prêtre Josué debout de l’ange de Iahvé et le Satan debout à sa droite pour l’accuser » (Zac. III, 1, 2).
Satan accuse. Et qui sinon Dieu, ordonnateur d’un monde dont la terreur est le propre et dont le poids écrase les épaules frêles de l’homme. Si Dieu est créateur aussi de toute terreur – et rien dans le texte biblique ne s’oppose sérieusement à cette lecture – Satan, son fils rebelle, se fait par sa révolte ambassadeur de toutes les révoltes des hommes face à leur être-au-monde ; il profère par son cri la colère de ceux à qui, en donnant le monde, Dieu a donné la souffrance ; Lucifer prend le pas sur l’Ange Noir, se faisant la figure-clé de la rébellion absolue contre l’ordre universel, le symbole premier de l’éternel rêve humain d’un autre monde, meilleur. Satan inaugure l’ère des dissidences irréductibles et se place, dans la symbolique humaine, en un lieu de savoir et de courage qui lui donne les traits du Héros.
L’ambiguïté de la figure du Diable que nous venons de souligner, oscillant du malfaisant au héros, apparaît sans cesse dans toutes les époques et toutes les civilisations. Ainsi dans la mise en place de l’ombre satanique et dans son expansion telle que va l’opérer le christianisme, c’est particulièrement saisissant : les masses de confessions de « possédées et sorcières » attestent avec clarté le pouvoir infini de séduction du Prince des anges rebelles, agissant puissamment derrière le masque détesté du Mal. Il faut en découvrir le moteur : remettant en cause l’ordre divin, la révolte satanique s’affirme comme sachant quelque chose du Bonheur. Supposé savoir des bribes, Satan s’écrit dans les mythologies comme un contre-discours au Malheur, dans un jeu d’alternance à la structure de la réalité. Là où les hommes souffrent, Satan saurait comment jouir ; la figure mythique vient se glisser dans les lézardes ombreuses de la sexualité humaine. Partout, dans le déploiement des discours lors des grandes affaires de possessions, cette oscillation apparaît, faisant du sexe de Satan le Mal absolu mais aussi un savoir-jouir fascinant. C’est la trace sexuelle des syntaxes démoniaques qui va nous fournir ici le premier point d’ancrage de la figure.
A Suivre = Le sexe du Diable
Léon-Marc Levy
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