Aux aubes de Satan - Job, le masque du malheur (par Léon-Marc Levy)
Et Job, comme l’un des premiers échos du dit sur l’homme mordu par la douleur. Avec lui, le Mal ne lésine guère : la terreur qui l’engloutit est dévastatrice, ne laissant aucune place au drame et à la lutte contre l’adversité. Job c’est le regard désespéré de l’homme errant entre son vide intérieur et le vide du ciel, c’est la longue plainte face au gouffre du Destin, écho de toutes les lamentations humaines. Écoutons le chant sourd de sa misère.
Périsse le jour où je fus enfanté ! (Job. III. 3)
Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein
Et n’ai-je pas expiré quand je sortais du ventre ?
Pourquoi deux genoux m’ont-ils accueilli
Et pourquoi deux mamelles à sucer ? (Job. III. 11-12)
C’est qu’en guise de mon pain vient mon gémissement
Et comme l’eau coulent mes rugissements ;
Car si j’ai peur d’une chose elle m’arrive
Et ce que je crains me survient :
Je ne suis ni tranquille, ni calme,
Je ne me repose pas : c’est l’agitation qui vient ! (Job. III. 24-25-26)
L’horreur qui frappe Job n’est pas circonstancielle, épinglée à l’événement mauvais qui survient : elle accompagne la vie d’un homme comme sa plus sûre escorte, elle est la métaphore fondatrice de toute aventure humaine qui ne connaît le Mal que comme inéluctable. Dès les fonds symboliques les plus anciens, rien n’est plus consubstantiel à l’homme que la douleur et la peur de la douleur. Peur de son corps – lieu des morsures de la maladie, de la souffrance, du dépérissement et de la mort ; peur de son Autre, tenant tyrannique de son existence ; peur de ses manques, lots obligés de sa soif d’amour et de richesse.
De toutes parts des terreurs l’épouvantent
Et elles le pourchassent sur ses pas.
Il est affamé parmi ses biens
Et le malheur est debout à son côté.
Sa peau est mangée par une maladie,
Le premier né de la mort mange ses membres.
Il est arraché de sa tente où il était en sécurité
Et tu peux l’emmener au roi des terreurs !
[…]
Au-dessous ses racines se dessèchent
Et au-dessus se fane sa ramure ;
Son souvenir a disparu de la terre
Et il n’a plus de nom sur la face du désert.
On le pousse de la lumière aux ténèbres
Et du monde on l’expulse (Job. XVIII. 12-21)
Sous la cataracte de ses maux, l’homme se trouve démuni jusque dans l’entendement de son mal. Sa déroute ne trouve pas même de butée dans la compréhension de la fatalité de son malheur. La raison humaine met bas les armes quand l’Horreur fait surface, nue. Tant que la traversée du monde offre une surface de sens – aussi imaginaire soit-il que le pullulement de signes hypnotiques que la Cité émet – tant qu’il y a de l’intelligible, la raison des hommes est opérante dans sa fonction de maîtrise apparente de l’ordre des choses. Mais il n’est pas trace de sens dans le réel qui traverse, travaille et modèle le monde des hommes, nulle linéarité lisible dans les obscures constructions symboliques où l’homme se débat dès son avènement au vivant, nulle raison de vivre et de souffrir. Le Mal, c’est l’absolu non-sens du monde : les signes, jaillissent, grouillent, scintillent jusqu’à l’aveuglement mais ce sont signes purs, asémantiques dans leur verticalité ou leurs rapports. Le non-sens universel se glisse dans les lézardes les plus ténues, imprégnant d’absurde les horizons de mort, de sexe, des « rapports » humains, des désirs aussi illusoires qu’inextinguibles.
Jusqu’à en perdre la raison ; portes ouvertes vers l’irrationnel, les imageries mythologiques, les cortèges de cauchemars. La présence harcelante du Mal fait jaillir des hordes fantasmagoriques, des cohortes hallucinées de masques grimaçants, des processions de monstres et de fantômes. Dès les premières traces de l’Histoire, les figures du destin sont là, étranges et familières, comme dans les fonds ombreux des tableaux de Goya ou le Horla de Maupassant.
L’Ancien Testament fait surgir les bêtes les plus hideuses sur les ruines symboliques de la détresse humaine. Ainsi sur les débris de Babel, métaphore radicale de l’incommunicabilité entre les hommes.
Là s’accroupiront les chats sauvages
Et les chouettes rempliront leurs maisons
Là demeureront les autruches
Là danseront les boucs
Les hyènes moduleront leurs cris dans ses donjons
Et les chacals dans ses palais d’agrément (Is. XIII. 22)
Étrange théâtre animalier où, derrière les masques des bêtes, pullulent à l’évidence les lueurs de la mort, des ténèbres et de la solitude. L’impuissance des humains à dialectiser l’épouvante crée les béances dans lesquelles s’engouffre l’effroi imaginaire.
David dit :
Alors que s’enveloppaient les flots de la mort,
Que les torrents du Bélial m’épouvantaient,
Que les lacets du Shéol m’entouraient,
Que les pièges de la mort étaient tendus devant moi,
Dans mon angoisse j’invoquais Iahvé (Sam. XXII. 5-7)
La peur constitue une géographie de l’ombre, annonçant le royaume des morts de la Grèce antique et l’Enfer des chrétiens. Dans ces domaines du nocturne, naissent les premiers princes : Lilith, démon femelle, goule-reine du royaume des morts, Rahab et Léviathan, monstres des eaux. Aux zones d’ombre et de crainte les hommes donnent une consistance fictionnelle, tricotent des contes fabuleux et terrifiants, font naître un monde de l’Ailleurs, celui de La Grande Peur. L’ubiquité du Mal fait l’encerclement des hommes. Partout se glissent les grimaces du réel : le sommeil est scandé de cauchemars, le sol agité des soubresauts des morts, la nourriture empoisonnée par la putréfaction.
C’est de la cendre que je mange comme pain,
A ma boisson je mêle mes larmes […]
Mes jours sont comme l’ombre qui décline,
Et moi, comme l’herbe, je me dessèche (Ps. CII. 10-12)
A tant de douleur il est sûrement un responsable, un ennemi implacable qui trame les plus sourds complots. L’ennemi, Satan. C’est le nom donné à l’échec fatal des hommes. Il donne au malheur les traits de son masque, il est la peur. Et il accompagnera les déroutes de l’Histoire, inlassablement.
A suivre
Léon-Marc Levy
Lire les première et deuxième parties : http://www.lacauselitteraire.fr/les-treteaux-du-diable-i-avant-propos-le-diable-et-l-histoire
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