Rencontre avec Frédéric Schiffter
« Entre l’Ennui et l’Extase se déroule toute notre expérience du temps ».
E. M. Cioran – « Syllogismes de l’amertume »
Biarritz, un mois d’octobre unique, une journée d’été en automne, le Casino est à deux pas, la Grande Plage à quatre, l’hôtel du Palais à un regard, l’océan se repose, les surfeurs doivent flâner ou lire La Beauté, une éducation esthétique, et qui sait Le charme des penseurs tristes (*). Dans un salon de velours rouge du Plazza, on peut se livrer de biais au jeu des questions réponses, et l’ombre portée de quelques écrivains balnéaires nous accompagne avec légèreté. Que demander de mieux ?
Philippe Chauché : Au siècle dernier vous avez mis sur « le devant de la scène » une petite maison d’édition Distance, aujourd’hui disparue, où vous avez publié quelques classiques très modernes – Gracian, Ortega y Gasset, Hérault de Séchelles, Schopenhauer, mais aussi de petits textes de votre plume, vous vous vouliez éditeur et auteur ?
Frédéric Schiffter : Il manque à la liste Clément Rosset et Roland Jaccard, qui, depuis, sont devenus des amis. Distance était une cabane d’édition. Je ne programmais rien. Je publiais un texte dès qu’il m’en venait le caprice. Une librairie de Biarritz, le Bookstore, m’en commandait plus d’une centaine d’exemplaires à l’avance, ce qui me permettait de payer l’imprimeur. Je n’avais pas de distributeur. Dès que l’ouvrage sortait des presses, je téléphonais aux libraires parisiens et provinciaux qui avaient coutume de prendre les livres de Distance en dépôt-vente. Ainsi fonctionnait, lentement et sans sûreté, ma petite entreprise sans qualité. Je n’étais pas un éditeur professionnel. Ni même amateur. Dilettante, plutôt. Certes j’ai édité deux ou trois textes personnels. Voulais-je devenir auteur ? Je m’essayais à devenir essayiste.
C’était une étape essentielle dans votre « vie » d’essayiste ?
Deux de mes opuscules datant de cette époque ont été repris chez des éditeurs professionnels – les Puf et Milan. L’essayiste que je suis devenu ne rougirait pas trop de serrer la main à l’essayiste que j’étais alors.
Pourquoi avoir décidé d’en finir avec Distance ?
Malgré la légèreté de sa structure, Distance commençait, comme on dit, à me peser. En bon dilettante, je cultive aussi en moi une nature de velléitaire. Je n’ai plus eu l’énergie ni le goût de continuer cette activité.
La philosophie est votre métier, vous l’enseignez, mais c’est aussi votre plaisir ? Vous notez même que vous vous adonnez à un « honnête amusement ». Vous pouvez préciser ?
J’enseigne la philosophie depuis des lustres et cela me rase. Pour me divertir, j’en écris. L’honnête amusement dont je parle est une expression de Montaigne – mon maître, forcément, en matière d’essais –, qui voulait dire que le fait d’écrire lui permettait de prendre connaissance de ce qu’il pensait et qu’il voyait là une distraction intelligente.
Quels sont ces philosophes et ces penseurs qui vous accompagnent ? Vous attachez de l’intérêt aux idées qu’ils défendent, à leur style, ou au mélange subtil des deux ?
Au philosophe, je préfère le penseur. Le penseur ne promeut pas des idées mais tente de traduire ses humeurs et ses hantises. Ce qui ne l’empêche pas d’être philosophe à l’occasion. N’étant, comme dit Cioran, que le « secrétaire de ses sensations », le penseur, pour éviter d’étaler avec impudeur son ego, ramasse ses propos en aphorismes. Le laconisme est la politesse de ses obsessions. C’est à ce titre, en tant que stylistes, que tous ces écrivains qu’on appelle les moralistes, La Rochefoucauld, Pascal, Chamfort, Leopardi, Kraus, Caraco, et quelques autres, sont les auteurs qui m’accompagnent. Il y a aussi des « romanciers ». Georges Simenon, Emmanuel Bove, Thomas Bernhard, Michel Houellebecq, Philip Roth.
Et ceux qui ne vous amusent en rien ?
Les autres.
Le style pour vous ?
Je ne sais pas si j’ai du style. Je considère que c’est tout simplement une façon bien élevée d’écrire. Il faut savoir tenir ses phrases sans les corseter. Être clair et distinct. Respecter une tradition française qui veut que l’on écrive avec concision et que l’on s’adresse à son lecteur sur le mode d’une conversation.
L’humour des penseurs ?
Pour les gens sérieux – les universitaires – l’humour nuit à l’œuvre. On y voit une certaine futilité de l’auteur, un je-m’en-foutisme. Or c’est un jeu de l’esprit, et quand l’esprit joue, il est au cœur même de ce qui est très sérieux. Clément Rosset, par exemple, a souffert d’ostracisme de la part de l’opinion lettrée et férue de philosophie, parce qu’il recourait dans ses analyses très profondes à des auteurs comme Courteline ou Hergé. Dans l’un de ses ouvrages consacré à la singularité, il s’attarde longuement sur ce qui peut faire l’essence même d’un Camembert. Dans un autre, traitant de l’humour, justement, il montre en quoi la tragédie du Titanic est de part en part hilarante. Contemporain de figures comme Derrida ou Deleuze qui se piquaient de promouvoir des concepts de la plus haute importance, Rosset passa longtemps pour un farceur. On s’aperçoit enfin que sa pensée est non seulement l’une des plus décapantes contre le pédantisme et l’enfumage conceptuel, mais surtout la plus décisive pour mettre à jour les mécanismes de l’illusion qui poussent les humains vers les pires folies.
Montaigne (**) ?
Je ne l’ai pas découvert à l’université mais en voyant son nom souvent cité par Clément Rosset, justement. On en fait une sorte de précurseur de Voltaire, des Lumières, alors que c’est un penseur solitaire, très sombre. Or lui aussi, à ce titre, est un humoriste.
Biarritz ?
Les fantômes de Proust, Roussel, Drieu-la-Rochelle, Fitzgerald, Hemingway, Jacques Rigaut, d’autres encore, hantent Biarritz. Mais plus qu’une ville littéraire, c’est une station balnéaire romanesque où l’on s’ennuie avec volupté. Je compte écrire sur Biarritz.
Dans votre dernier ouvrage « Le charme des penseurs tristes », vous consacrez quelques pages à Roland Jaccard, seul essayiste vivant du livre, le seul qui mérite d’y figurer ?
Jaccard est un diariste et un « aphoriste » cynique injustement méconnu. Ses petits essais consacrés à Louise Brooks ou à Ludwig Wittgenstein sont des exemples d’érudition désinvolte.
Cioran y tient belle place, c’est un penseur salutaire pour vous ?
Cioran me redonne toujours l’énergie du désespoir.
Vous semblez attacher aussi une grande importance aux manières de se comporter dans le monde, à un certain détachement. Pour vous il marque tout autant ces stylistes que leurs écrits ?
La vie est souffrance et plaisir mêlés et je doute qu’on atteigne au détachement. Je donne raison à Proust quand il dit que les « idées sont les succédanés des chagrins ».
Dans votre philosophie sentimentale, la musique, la chanson, le cinéma, la littérature, l’art, ont-ils leur place ?
Au premier rang. Enfin, juste après la sieste.
Enfin vous pratiquez toujours le surf (***) ?
Sur les vagues, comme en tout, j’essaie de garder l’équilibre avec tenue.
Le charme des penseurs tristes
Qui sont ces penseurs tristes que le philosophe balnéaire, c’est ainsi qu’il aime se présenter non sans humour, met en lumière dans ce petit opus ? Un prophète – l’Ecclésiaste –, un penseur précis et piquant – La Rochefoucauld –, une marquise savante et galante – Mme Du Deffand –, un maître moraliste digne descendant du Grand Siècle européen – Cioran – et un spécialiste amusant des échecs – Roland Jaccard – et quelques autres. Ces penseurs tristes n’ont rien à vendre, rien à proposer aux âmes perdues – nous sommes aux antipodes des philosophes du chichi et du blabla (****) qui peuplent les colonnes des gazettes et les ondes de la radiodiffusion – rien à offrir, sauf, peut-être des manières de traverser la folie des hommes en attendant la mort, avec style, élégance, détachement et humour, des manières, des attitudes et un style – qui, on ne saurait trop le rappeler, fait l’homme lettré –, ils vont à la vie comme s’ils allaient à l’échafaud, et peu leur chaut s’ils effraient et désespèrent leurs lecteurs, peu leur chaud si leurs contemporains les bannissent, ils viennent de trouver en Frédéric Schiffter un secrétaire attentif à leur charme et à leur désespoir courtois, qui ressemblent à s’y méprendre à ceux d’une station balnéaire où ils auraient pu, un matin d’hiver, le croiser.
Philippe Chauché
(*) Flammarion
(**) Le plafond de Montaigne, Milan, 2004
(***) Petite philosophie du surf, Milan, 2005
(****) Le blabla et le chichi des philosophes, Puf, Perspectives critiques, 2002
Lire l’article d’Arnaud Genon sur « Le charme des penseurs tristes » (Flammarion)
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