Le charme des penseurs tristes, Frédéric Schiffter
Le charme des penseurs tristes, août 2013, 165 pages, 17 €
Ecrivain(s): Frédéric Schiffter Edition: Flammarion
Triste drille
Le bonheur, nous disent les philosophes antiques, est le souverain bien, le but ultime de nos actions. La joie, selon les uns, en est un degré inférieur ou, selon les autres, constitue une forme d’existence supérieure au bonheur. En conséquence de quoi, la mélancolie, qui s’y oppose, s’en trouve généralement dépréciée. Cependant, la mélancolie mène à l’art, elle est considérée pour beaucoup – pensons à Proust – comme « la mère des muses » et le mélancolique, qui se caractérise par « un ralentissement de son être », a le pouvoir de mettre la réalité à distance, ce que ne peut le joyeux « dont la conscience s’oublie dans le présent ». Si les livres des penseurs tristes n’offrent « aucune consolation ou espérance », exercent-ils tout au moins un pouvoir de séduction, un véritable charme capable d’aérer notre esprit « en en chassant le Sérieux ». Car contrairement à ce que nous fait croire la doxa, « les penseurs tristes […] ne sont pas pour autant des penseurs de la tristesse [et] nous rendent le sourire ». Et c’est sur dix d’entre eux que Frédéric Schiffter se penche dans le présent essai, de Socrate à Roland Jaccard, figures qui « forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps ».
Socrate, le premier des philosophes, était de ceux-là. Accusé par trois citoyens athéniens influents de corruption de la jeunesse et d’athéisme, il fut déclaré coupable à une courte majorité par un tribunal composé de cinq cents personnes. Il lui était alors permis de proposer – comme en avaient le droit ses accusateurs – la peine qui serait la sienne. « Comme je n’ai jamais nui à personne, dit Socrate, je ne vois pas pourquoi je nuirais à moi-même. Aussi je demande la relaxe et une pension de sénateur ». Sa réplique fit son petit effet : il fut condamné à mort. Mais condamné à mort, il échappait, selon ses propres termes « à une vie vouée aux affres de la maladie et vidée de tous les plaisirs ». Le pire est l’ennemi du mal…
Avec La Rochefoucauld, c’est la nature humaine qui est interrogée. Le tableau qui en ressort a la noirceur – et l’éclat – d’un Soulages. Corruption, amour-propre, jalousie… « Nos vertus, nous dit l’auteur des Maximes, ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés ». Mais tout cela, le moraliste l’écrit en ricanant, à l’instar de Frédéric Schiffter lui-même, notant : « Coluche, l’abbé Pierre et mère Teresa lui feraient [à La Rochefoucauld] l’effet de cabotins avides de popularité ayant opté pour des carrières de l’altruisme et de la sainteté ».
La pensée de « la marquise du cafard », Mme Du Deffand, qu’elle distillait à travers sa correspondance et le salon qu’elle donnait, procédait, quant à elle, « d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui ».
Parmi les autres portraits, on retiendra, enfin, celui de Cioran, auteur « d’une métaphysique déprimante » non dénuée d’humour. Il s’y connaissait lui aussi en ennui, « ce ténia de l’âme » dont parlait Mme Du Deffand. Il n’aurait pas pu ne pas figurer ici : « peu lui chaut de promouvoir des thèses, l’essentiel étant de promouvoir des chagrins, des obsessions, des hantises et des dégoûts dont il se fera le “secrétaire” ».
C’est une charmante traversée que nous offre Frédéric Schiffter. On pourrait d’ailleurs lui appliquer les mots qu’il use pour distinguer le penseur du philosophe : « le penseur nous régale de notes, de traits, d’anecdotes assemblées en recueils comme s’il s’adressait à un proche ». Mais dans ces portraits de penseurs ou de moralistes, on trouvera aussi, en creux, celui de l’auteur qui déclarait avoir derrière lui « un demi-siècle de tristesse », mélancolie qui est la sienne depuis la mort de son père alors qu’il n’était âgé que de neuf ans. Une pensée s’érige souvent autour d’un moi, de son histoire, de ses blessures. C’est en tout cas ce qui donne à cet essai son charme à lui… Celui d’être « une invitation à la souriante volupté d’être triste ».
Arnaud Genon
Lire l’entretien de Philippe Chauché avec Frédéric Schiffter
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