Proust et la guerre, Brigitte Mahuzier
Proust et la guerre, collection Recherches Proustiennes, n°29, février 2014, 192 pages
Ecrivain(s): Brigitte Mahuzier Edition: Editions Honoré ChampionProust n’est pas considéré comme l’un des écrivains de la Grande Guerre. De ce fait, le thème de la guerre est très peu présent dans la critique proustienne, tant française* qu’anglo-saxonne. Et pourtant…
A la recherche du temps perdu fut en grande partie écrit et réécrit pendant et juste après la première Guerre Mondiale. Si ce roman a pris les proportions qu’on lui connaît, c’est directement à cause de la Guerre, qui a suspendu la publication des deux volumes qui devaient suivre Du côté de chez Swann.
Si l’irruption de la Grande Guerre fit dévier le projet original de Proust, c’est, écrit Brigitte Mahuzier, « dans cette déviation qu’il faut voir dans la Recherche un texte dont la modernité est d’être précisément là où on ne l’attend pas, et une tentative de la part d’un Proust à la fois stratège et tacticien, de faire de son roman la Grande Œuvre de la Grande Guerre ». Stratège et tacticien, Proust ? Mahuzier développe, en son essai, cette séduisante hypothèse, arguant que la Recherche doit être considérée « comme champ de bataille », avançant que ce grand roman n’est pas une « arche » de Noé mais une arche militaire, l’écrivain n’étant pas, à ses yeux, un conservateur du passé (ce que l’on a dit avec une harassante récurrence de Proust) mais un « témoin de la modernité militaire, menant sa propre guerre, se posant les mêmes questions stratégiques et tactiques qu’un général sur un champ de bataille ».
Et qu’en est-il de la Grande Guerre dans le texte de Proust ? Elle s’y trouve, logiquement aurait-on envie d’ajouter, tant A la recherche du temps perdu est un roman posant toutes les questions qui ont travaillé et travaillent « notre époque », Proust situant son récit « non seulement dans la petite histoire de sa vie personnelle, mais dans la Grande Histoire, celle de la Grande Guerre, à l’intersection du privé et du public, ce point de rencontre sensible, voire douloureux, marqué métaphoriquement par la croix de guerre de Saint-Loup, perdue et retrouvée ».
Si cette croix de guerre semble, dans la façon qu’elle a d’être perdue et retrouvée, relever de l’anecdote, et si, suivant une perspective plus large, tout ce qui ressortit explicitement de la Grande Guerre dans la Recherche paraît également avoir de profondes affinités avec l’anecdote, il faut retirer à ce terme tout l’infime et le dérisoire qui lui sont d’ordinaire rattachés, pour se souvenir de ce qu’estprécisément l’anecdote chez Proust, suivant le résumé commode qu’en dresse Stéphanie Shoshana Guez dans L’Anecdote proustienne, Enjeux narratifs et esthétiques (Classiques Garnier, Bibliothèque proustienne, 6, 2013) : « L’anecdote, on le sait, a pour principale fonction, en et hors régime littéraire, de caractériser un personnage : elle illustre ou corrobore une loi psycho-biographique, étaye un portrait auquel elle se subordonne, auquel, du moins, on a pris l’habitude de la subordonner sans toujours se demander si l’anecdote n’est pas (aussi) autre chose qu’un petit récit exemplaire et/ou illustratif. Alors que les critiques s’accordent tous sur l’originalité du mode de présentation du personnage, ils restent souvent indifférents aux nouvelles extensions de l’anecdote. Or, il nous est apparu que l’anecdote, ou plus précisément l’anecdotisation du matériau biographique, est l’une des clés de la construction et de la lecture du personnage proustien. La fameuse “fragmentation” ou dissolution du personnage en de multiples “fragments” passe en effet par son “anecdotisation”. Ces fragments, ou apparitions ou instantanés, les termes varient selon les critiques, sont de fait pour la plupart des anecdotes ou des saynètes à valeur d’anecdote dans et par lesquelles se manifeste le personnage ». Et cela suivant, opérée par Proust, une véritable « mise en anecdote », non suivant un « simple recours à l’anecdote dans la présentation du personnage » qui existerait à des fins illustratives, « comme chez un Balzac ».
Pour ces raisons, il est très stimulant de lire le roman (baignant pour la plupart dans un remarquable flou historique) « par l’ouverture imprévue sur l’Histoire, celle de la Grande Guerre, que Proust ménage en plein milieu du Temps retrouvé », ce que nous invite à faire continûment Brigitte Mahuzier. Outre le fait qu’on y trouve « un Proust tout autre », relire le roman « à la lumière glauque de la guerre, c’est se placer dans cette structure d’accueil qu’est la Recherche, et qui est peut-être le propre de tout roman, comme de toute œuvre d’art, à la recherche de la vérité, “zwischen Angst und Freude”, entre l’angoisse et la joie ».
À noter : une bibliographie et différents index (index des noms de personnes, des personnages, des lieux et des notions) facilitent la lecture de cette étude.
Matthieu Gosztola
* Voir néanmoins (par exemple) : La Grande guerre des écrivains, d’Apollinaire à Zweig, textes choisis, présentés et annotés par Antoine Compagnon, avec la collaboration de Yuji Murakami, Paris, Gallimard, collection Folio Classique, 2014.
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