La Grande Guerre des écrivains d’Apollinaire à Zweig, Antoine Compagnon
La Grande Guerre des écrivains d’Apollinaire à Zweig, mai 2014, 840 p. 10,60 €
Ecrivain(s): Antoine Compagnon Edition: Folio (Gallimard)
« Il vient une odeur de genièvre
Des forêts que ravage le feu
Les femmes gémissent sur leurs fils
On entend pleurer dans les villages les veuves »
Anna Akhmatova, Juillet 14, dans Troupe Blanche, 1917
… Et tout le reste est Histoire, pourrait-on dire en sortant, sonné, admiratif, de cette somme-anthologie unique en son genre. Plus d’un an de rédaction a été nécessaire pour accoucher de ce livre, et combien d’heures pour sa gestation ? C’est à une montagne que s’est attaqué Antoine Compagnon, ici, en partant de lui-même ; ses deux grands-pères poilus, « ses » veuves et son histoire intime, pour traverser toute la guerre, d’écrivain en écrivain et nous fournir (un petit livre savant en soi) une fondamentale préface et un récit de sa méthode de travail. Cet Anapurna a été vaincu ;
Antoine Compagnon peut être fier de son œuvre. « Parce que nous, hommes et femmes de ce début XXIè siècle, avons longtemps nié la guerre… je suis sorti de (ce livre) abruti, déprimé, bouleversé, transformé ». Nous aussi.
La Première Guerre mondiale est – de tous les temps – la période qui a déchaîné le plus de littérature, et d’écrits y compris de lettres. « Jamais guerre n’avait été faite par des hommes aussi instruits » – école de la République oblige. En 1929, Jean Norton Cru, lui-même ancien combattant, recensa plus de 300 livres de guerre publiés à Paris depuis 1915. Que choisir dans cet océan, et comment présenter l’anthologie littéraire de ce temps unique en Histoire comme en littérature ? Antoine Compagnon élimine d’entrée de jeu les textes et les auteurs qu’on s’attend à trouver, au bénéfice « d’écrivains moins identifiés à la littérature de guerre, de paroles de femmes, de souvenirs d’enfants, de voix des colonies…». Cinq grands thèmes se partagent les extraits : l’été 14, le front, les échelons, entre lignes et arrière-lignes, l’arrière et mémoire et oubli. Ne croyez pas, pour autant, lecteurs, pouvoir butiner et vous poser ici plutôt que là ! Le voyage dure 850 pages, et se fait, hallucinant, de bout en bout.
Chaque extrait présenté situe en une courte biographie « la guerre » de son auteur. Découverte coup de poing de ces écrivains, souvent engagés volontaires, ayant à leur actif des campagnes prestigieuses, de terribles blessures (qui, souvent, leur ont permis d’écrire) et des médailles à la hauteur de ce curieux pan de vie.
Aucun registre – pourvu qu’il soit à connotation littéraire, n’est refusé ici. Romans – le grand genre de la période, de type « immédiat », publiés en même temps que la guerre (ainsi Le feu de Barbusse, prix Goncourt 1916), celui, dit de « destinée », plus distancié, comme l’œuvre de Genevoix : Ceux de 14 ; les grands romans de juste après, les Giono, les Drieu, les Celine, teintés de pessimisme et d’un pacifisme tels qu’il résonneront dans les engagements des auteurs autour des années 30 et 40. Poèmes – Apollinaire, Aragon (« il paraît que je pars me battre/ j’ai quitté la beauté des choses / ») –, auteurs anglais dont la production fut considérable… Récits – passionnants – l’écriture au service de l’Histoire ; une sorte de finitude pour celui qui lit ; témoignages de Colette vivant l’été 14 heure par heure, Orages d’acier de Ernst Jünger, moments de tranchée, de vie de compagnie, événements, ressentis.
Passionnantes, ces pages qui disent la dépression post-tranchée, ce « silence du permissionnaire », « foudroyants accès de panique du soir » dont parle Virginia Woolf ; La nostalgie du front que signale Teilhard de Chardin, étrange état de manque ; interrogation sans fin sur la signifiance. De même, cette part « anomique » de la littérature de guerre, esthétique de la violence, « littérature de la volonté reconnaissant à l’homme le droit ou le désir de tuer ». Lettres (celles de De Gaulle à sa famille ; pépite !). Philosophie : Alain : « de l’histoire », « des causes » ; des phrases qu’on recopie : « il ne faut jamais laisser entendre, ni se permettre de croire, que la guerre soit compatible en un sens quelconque avec la justice et l’humanité ». On passe un moment – le propre des extraits – avec Blaise Cendrars (J’ai tué), et souvent Montherlant (La relève du matin) ; on entend la plainte de D’Annunzio : « mon compagnon est mort, il est enseveli, il est dissous… je suis vivant… mais je sens que mon haleine passe par des lèvres violacées comme étaient les siennes dans les premières heures. Je sens qu’elle entr’ouvre une bouche devenue presqu’insensible… de sorte que sa mort et ma vie ne sont qu’une même chose ». On entre dans les « carnets » du beau-frère d’Alain Fournier, Jacques Rivière ; on se penche avec Camus sur la tombe de son « père inconnu »… Difficile à croire, mais certains « moments » de cette guerre sont mieux rendus, par ces extraits croisés de littérature, que par la meilleure des recherches historiques ; ainsi de ce toucher de l’été 14, ici, en Bretagne, à Paris, là-bas, au pays de Stefan Zweig. Gide, Colette, Yourcenar… comme un temps retrouvé.
Monumental, jamais lassant, ni indigeste ; livre-compagnon de chaque soir de cette année commémorative ; outil de travail, de recherche, de plaisir. Ce pourrait bien être « le » livre 2014 de plus d’un d’entre nous. Indispensable.
Martine L Petauton
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