Neige silencieuse, neige secrète, Conrad Aiken (par Léon-Marc Levy)
Neige silencieuse, neige secrète, éd. La Barque, avril 2017, trad. Joëlle Naïm, 47 pages, 12 €
Ecrivain(s): Conrad AikenS’il est besoin d’une preuve que peu s’en faut pour faire naître l’émotion magique de la littérature, cette petite novella se pose là. Conrad Aiken est poète. Ce qui n’empêche pas son œuvre romanesque d’occuper une place majeure dans les lettres américaines du XXème siècle. La Cause Littéraire avait déjà signalé et salué son magnifique « Le Grand Cercle », roman vertigineux et virtuose qui nous mène aux confins de l’imaginaire. Conrad Aiken fait partie de cette génération éblouissante d’écrivains américains qui firent des décennies 1920-1950 (à peu près) les plus fabuleuses de l’histoire littéraire américaine. Il vient se ranger auprès de Thomas Wolfe, William Faulkner, Robert Penn Warren, Willa Cather, Edith Wharton, excusez du peu !
L’enfant héros de cette nouvelle vit entre père et mère sous le toit familial, va à l’école avec ses petits camarades, aime bien sa maîtresse, mademoiselle Buell et les taches de rousseur dans le cou de sa voisine de devant, Deirdre. Un enfant ordinaire donc. Mais son activité principale est intérieure : tous les jours, il vit des jours de neige. Sans neige. Il sent la neige tomber pendant qu’il est dans son lit, il entend les pas assourdis par le manteau glacé du facteur qui passe le matin. Il VIT la neige, intensément et avec jubilation. La révélation, répétée tous les matins, qu’il ne neige pas vraiment, ne le dérange guère en fin de compte. SA neige tombe, bouillonne et le hante.
Les pas du facteur. Comptés un à un, de moins en moins chaque jour, ils deviennent l’horloge intime du garçon, sa scansion du temps et de son âme. Cette neige intérieure a une vertu irremplaçable : elle n’appartient qu’à lui, ne peut être violée par les pas des autres – seuls ceux du facteur qui, eux aussi n’appartiennent qu’à lui. Leur approche mesure l’intensité du « bouillonnement » de la neige dans la tête et, elle aussi, n’appartient qu’à lui
« Il les entendit au-dessous de la première maison ; et quelques jours plus tard, au-dessous de la deuxième ; et encore quelques jours après, au-dessous de la troisième. Graduellement, graduellement, la neige devenait plus lourde, son bouillonnement plus sonore, les pavés de plus en plus emmitouflés. Quand chaque matin, après le rituel de l’écoute, il trouvait en allant à la fenêtre les toits et les pavés aussi nus que jamais, cela ne faisait aucune différence. Ce n’était après tout que ce à quoi il s’était attendu. C’est même ce qui lui plaisait, sa récompense : la chose était à lui, n’appartenait à personne d’autre. Personne n’était au courant, pas même sa mère et son père. Là-bas, dehors, les pavés nus, et ici, dedans, la neige. La neige s’alourdissant plus chaque jour, emmitouflant le monde, cachant le laid, et amortissant de plus en plus – par-dessus tout – les pas du facteur ».
Le petit Paul rêve-t-il ? Perd-il la raison ? Et si Conrad Aiken nous laissait entendre autre chose ? Peut-être que la neige de Paul est plus réelle que la neige ? En construisant sa nouvelle dans une spirale de répétitions, d’échos, de champs lexicaux fermés – comme les images dans la tête de l’enfant – Aiken martèle clairement que c’est ça le réel de la neige, que la neige imaginaire est celle qui tombe du ciel, se salit, et fond. Qui est fou ? Paul avec sa neige, ou ses parents qui veulent l’en arracher ?
On ne peut passer sous silence un élément biographique effroyable de la vie de Conrad Aiken. Quand il avait 11 ans, son père tua sa mère avant de se suicider en raison de problèmes financiers. Paul Hasleman – le petit garçon de l’histoire – a 11 ans aussi. L’irruption éventuelle d’une dimension autobiographique jette un éclairage violent sur cette novella : Paul se réfugie dans le blanc de la neige pour « cacher le laid ».
L’autre question que pose ce petit livre a trait à la littérature bien sûr. Conrad Aiken pose un postulat à travers sa fable : le monde d’un livre est illusion mais le monde ne l’est-il pas plus encore ?
Magie de la poésie : Aiken nous ouvre les portes de l’ailleurs dans une toute petite chambre d’enfant. Son écriture obsessionnelle, ailée, cotonneuse – superbement servie par la traduction de Joëlle Naïm – nous emporte dans un univers tout blanc, neigeux.
VL5 (très haute valeur littéraire)
Léon-Marc Levy
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