Le Grand Cercle, Conrad Aiken (par Léon-Marc Levy)
Le Grand Cercle, Editions La Barque, octobre 2017, trad. américain Joëlle Naïm, 316 pages, 26 €
Ecrivain(s): Conrad Aiken
Le vertige qui saisit le lecteur de ce roman, peu à peu, page à page, goutte à goutte n’est pas seulement littéraire. Il est aussi… topologique : cette histoire se construit comme déroulée sur une bande de Moebius – vous savez cette bande qui se retourne, où l’extérieur devient l’intérieur puis redevient l’extérieur mais dans un circuit clos – cette bande rendue célèbre par Jacques Lacan qui y voyait une figuration symbolique de l’inconscient. C’est probablement ce que Aiken a voulu dire dans son titre, Le Grand Cercle (The Great Circle), sauf que ce n’est pas tout à fait un cercle parce qu’il se retourne sur lui-même.
D’emblée, le nom de Jacques Lacan est venu. On pourrait évidemment y associer celui de Sigmund Freud, parfait contemporain de ce roman publié en 1933. La boucle constituée par ce livre est une métaphore appliquée de l’inconscient. Le héros, Andy (Andrew Cather), y traverse une vie balisée par ses figures du Destin, sur les sentes d’événements dont le retentissement symbolique noue son monde réel. On pense alors à Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles/ L’homme y passe à travers des forêts de symboles/ Qui l’observent avec des regards familiers ».
Conrad Aiken bâtit son roman en 3 parties. On pouvait s’y attendre, trois, comme la triade freudo-lacanienne de l’imaginaire, du symbolique et du réel.
La première (l’imaginaire) a pour intrigue une situation digne du théâtre de boulevard. Andy, poussé par une lettre d’un « ami » (qui vous veut du bien ?), revient plus tôt que prévu chez lui à Boston et surprend sa femme, Bertha, au lit avec son meilleur ami, Tom. On sourit, le triangle éternel et si souvent bouffon. Sauf que la deuxième partie du livre (le symbolique), qui se déroule pendant des vacances d’enfance d’Andy au bord de la mer – et qui rappelle furieusement les romans anglais d’Evelyn Waugh ou P.G. Wodehouse par la légèreté du ton et du style (nous reviendrons sur la question du style de Conrad Aiken, qui est une véritable et fascinante énigme) – se termine sur une phrase qu’il faut relire trois fois (encore) avant de comprendre qu’Andy vit là un trauma fondateur qui va structurer sa vie – et pour nous lecteurs, le roman que nous avons dans les mains. Vient alors la troisième partie – dernière torsion de la bande de Moebius (le réel) – Andy chez son psychanalyste et le déferlement des paroles, des affects, des regrets et des doutes, des certitudes et du Destin. La cataracte de ce qui s’est fondé et de ce qui advient, inéluctable au point d’en être presque indifférent à l’être humain, à Andrew Cather. Sa mère avait trompé son père comme sa femme le trompe. Mais QUI était/est coupable ?
Et il faut maintenant parler de l’écriture de Aiken. Elle est structurée, elle aussi, comme un langage (Lacan disait cela de l’inconscient). Un langage comme celui des hommes traversant une vie : halètements, apaisements, furies, drôleries, gravité, légèreté, comédie, tragédie… Conrad Aiken est le contemporain aussi de Thomas Wolfe et on retrouve chez lui la folie de l’écriture en torrents. On retrouve aussi la langue propre du poète qu’il est (son œuvre est faite surtout de poèmes). Qu’on en juge par un extrait de ces premières pages sublimes – monologue intérieur d’Andy revenant chez lui, et qui sonne comme la structure narrative même de ce livre :
« Et quels sont-ils, cher Andrew Cather, les faits élémentaires de la vie ? Voyons, mon pauvre idiot, tu les connais parfaitement bien, ou tu le devrais, à trente-huit ans. Laisse faire le temps, permets qu’il te passe au tamis, lentement – sois passif –, attends. Apprends à pourrir gentiment comme la terre : seul un pourrissement naturel est créatif. La moindre violence, la moindre hâte, la moindre ardeur pour l’action ou la décision, la moindre approche en force de la question – !
Bon sang – la barbe – putréfaction ».
En contrepoint parfait de la deuxième partie – la jeunesse ensoleillée d’avant le choc –, Boston semble figurer le spleen baudelairien même, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle/ Sur l’Esprit gémissant en proie aux longs ennuis », comme si la ville, ainsi qu’un Destin funeste, avait décidé de rejeter Andy à son retour.
« Et à présent l’aversion de Boston, massive et trempée de pluie, les bâtiments de Copley Square tous hautains et noirs, Trinity Church en retrait et encapuchonnée de pluie, telle une nonne en pleurs, la Bibliothèque nous toisant depuis son immense hauteur avec une superbe florentine – quel était ce changement, cette différence, ce reflux de la gentillesse ? C’était une ville nouvelle et hostile. Les gens étaient des étrangers, les rues humides se faisaient menaçantes, les arbres dénudés broyaient du noir comme des squelettes au-dessous de la Commonwealth Avenue. Nous te connaissions, Andy, nous ne te connaissons plus. Nous te connaissions, Andy, nous ne te connaissons pas ».
La musique – Haydn souvent – accompagne l’arc du roman. Elle donne au style de Aiken ses flux alternés, sa ponctuation rythmique, les vagues déchaînées des tempêtes, les eaux douces et calmes des bonaces, les staccatos de la panique et de l’angoisse, les glissandos du fleuve parfois tranquille de la vie. Conrad Aiken est chef d’orchestre de cette symphonie, secondé par le travail remarquable de Joëlle Naïm, traductrice salvatrice de la langue du maestro.
Le Grand Cercle est un grand livre.
Léon-Marc Levy
VL5
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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