N’appartenir, Karim Miské (2ème article)
N’appartenir, mai 2015, 83 pages, 12,50 €
Ecrivain(s): Karim Miské Edition: Viviane Hamy
Dans quel rayon d’une bibliothèque ou d’une librairie pourrait-on ranger le nouveau livre de Karim Miské, N’appartenir ? Il serait aisé de le classer dans la rubrique des récits initiatiques. En effet, l’auteur s’y met en scène en partant de son enfance pour parvenir à l’âge adulte, mais ce serait trop simple puisque nous chercherions en vain une ligne droite chronologique. Et pourquoi ne pas l’associer à l’ensemble des récits autobiographiques ? Il en a maints ingrédients. L’auteur est le « héros » de cette histoire dont il remonte le cours jusqu’à la troisième génération à travers ce qu’on lui en a rapporté.
Il nous décrit avec précision et sensibilité deux clans, celui de la mère avec tous ses satellites de « camarades » parfois amis, parfois ennemis, et celui du père avec sa famille. Les deux parties s’emboîtent en lui, se complètent et s’affrontent. Tout semble les opposer mais, dans sa quête, il va découvrir qu’ils possèdent bien des traits communs au-delà des apparences, des masques et du faire-semblant. Dans chaque clan, il va constater, à chaque génération, des écarts par rapport à la norme. Des secrets vont se révéler qui parfois le désorienteront.
Et pourquoi ne pas le regrouper sur les étagères des romans policiers qu’il affectionne particulièrement jusqu’à en écrire un, Arab jazz, pour lequel il a reçu un grand prix mérité, et où le personnage d’Ahmed lui ressemble quelque peu ? Mais là encore ce serait réducteur, à moins de considérer qu’il s’agisse d’un « policier », où un « privé » chercherait des indices, des traces d’un crime qui n’a pas été commis, quoique certaines phrases émises au sein d’une famille et qui épinglent à jamais une personne à une place fixe puissent être « assassines ».
Et pourquoi ne pas l’associer aux romans ethnographiques de la collection Terres Humaines qui construit un pont entre les sciences sociales et la littérature ? L’auteur serait alors un étonnant et détonnant voyageur qui travaillerait son sujet comme un grand reporter. En effet, dans son livre, à travers son expérience singulière, on voyage entre la France, la Mauritanie, l’Albanie et les Etats-Unis. Il perçoit les contrastes et les contradictions dont ces pays ne sont pas exempts… Il connaîtra le rêve de la France, pays d’origine de la mère, terre d’accueil, de démocratie triomphante, de liberté, où il passe une partie de son enfance. Le rêve du pays d’origine du père, la Mauritanie, puis celui d’autres pays d’Afrique, le rêve américain, L’Eldorado du libéralisme triomphant, le rêve du bonheur sur terre des pays de l’Est du temps du communisme. Tous ces pays, Karim Miské y a vécu un temps, les a parcourus, explorés et étudiés avec attention pour tenter d’en comprendre les ressorts cachés.
On pourrait aussi le réunir dans le compartiment des essais historiques puisque l’auteur revisite les guerres contées qu’il n’a pas connues, témoigne de l’existence, de la façon de vivre, de penser de trois générations.
Mais c’est possible aussi de l’envisager comme un essai psychologique, car, bien au-delà de lui, l’auteur ne se prive pas de fouiller l’âme humaine et les sentiments qui la traversent. Il la questionne en évitant de porter des jugements péremptoires. Il nous dépeint avec minutie la honte, la blessure, la déchirure qu’il ne se prive pas de gratter jusqu’à ce que ça saigne, le silence qui tue et la parole qui libère et il s’interroge sur le prix à payer quand on s’aventure dans le labyrinthe d’une existence. Il en fait remonter le refoulé et lutte contre l’amnésie, l’anesthésie pour faire jaillir une vérité sous tant de mensonges et de convenances. Il dénonce la normalité qui peut être autant attirante que terrifiante, les ravages du soupçon. Il dévoile le racisme latent des deux côtés de la lignée et nous révèle que chacun tient « son rejeté », « son autre », « son étrange-étranger », celui qui n’est « pas de chez-nous » et qui, pour cela, est exclu du clan. Mais le point central du récit reste le métissage et la façon de s’en accommoder.
Et, en fin de compte, pourquoi ne pas le réunir avec les ouvrages d’« autofiction ». Puisque ce récit creuse un itinéraire de vie avec un désir constant d’une réflexion sur un cheminement singulier vers une liberté et ceci dans une écriture originale qui est, à mon avis, la visée essentielle que Karim Miské a tenté d’atteindre avec brio.
Qu’est-ce qui nous pousse à vouloir fixer à tout prix un ouvrage dans une case ? Cela dérange-t-il tellement notre besoin de rationalité que ce récit emprunte un peu à chaque genre et ne se limite à aucun ?
Dans le cas de N’appartenir, il va falloir renoncer à cette tentation du classement. Ce qui donne tout son prix à N’appartenir c’est la force de l’écriture. L’écriture de Karim Miské se veut expérimentale, hors norme. Elle est en cela inclassable et pleinement contemporaine. Le mélange des langues est constant. D’un côté, une langage trivial, des termes familiers, l’utilisation de la « langue des cités », l’argot, les grossièretés, les onomatopées qui pullulent et donnent une musique syncopée au texte, les emprunts à l’anglo-américain surtout pour les jurons comme Bullshit qui signifie foutaise ou connerie, ou fucking qui signifie baiser ou putain, dead end, qui signale une impasse. C’est l’expression crue des tripes, du corps, de l’enfance retrouvée. Elle s’entremêle, d’un autre côté, avec la langue recherchée celle de la pensée digérée, construite, élaborée, distanciée, réflexive. Un précipité de questions nous est lancé comme une salve de carabine par vent fort. Les phrases nominales permettent à l’auteur des raccourcis saisissants lorsqu’il cherche à traduire une émotion forte. L’auteur jongle avec la typographie, des majuscules d’insistance, à celles qui scandent des fragments comme des vignettes, il manie la ponctuation avec jubilation en en utilisant toutes les subtilités. Il émaille son récit de références littéraires, musicales, cinématographiques, philosophiques sans ostentation. Il met ainsi en avant ses inclinations. Les oppositions abondent pour souligner une complexité. Les jeux de mots s’enchaînent en cascade et éclatent en bulles de champagne qui pulvérisent toutes les conventions et font respirer un salutaire vent de liberté. Et surtout il utilise, avec prudence, l’ironie pour croquer de façon incisive des portraits savoureux dignes d’un pamphlétaire lucide et l’humour sur lui, la meilleure défense des désespérés.
Dans L’écriture comme un couteau où Annie Ernaux s’entretient avec Frédéric-Yves Jeannet, elle énonce : « J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don ». Et c’est à cela que Karim Miské tend lui aussi. Il l’exprime ainsi : « Ne me restait plus qu’à accepter d’habiter un lieu incertain aux contours estompés. Un espace d’où toute complicité avec l’horreur serait bannie, ainsi que toute protection. Ne me restait plus qu’à… appartenir au pays de la littérature ».
Karim Miské est un rebelle sans excès qui refuse de se morfondre dans la nostalgie du passé enfui ou dans la rancœur qui ronge l’esprit. Il sait garder la bonne distance pour atteindre le questionnement qui s’adresse à l’autre à partir de sa propre histoire.
Certes le héros de ce récit traîne des valises bien lourdes dont il faut qu’il se débarrasse sous peine d’être écrasé sous leur poids. Toutes les belles certitudes sont passées au crible et impitoyablement démolies. C’est douloureux. On connaît les affres de la solitude. Mais au final ça peut apaiser de les déposer sur la page.
Ce livre est un coup de poing à toutes nos certitudes à travers le prisme d’un être singulier. Il nous pose à tous en tant que lecteur des questions existentielles qui nous concernent. Le courage de penser et d’oser dire la vérité sur ses parents est sûrement la pire transgression. Comment y parvenir sans culpabilité ? La séparation d’avec les clans qui ont présidé à notre naissance est-elle un passage obligé, un déchirement indispensable pour « s’appartenir » ? Victimes-bourreaux, gagnants-perdants, n’y a-t-il pas d’autre alternative pour occuper une place ? Comment se départir de l’utopie du « ensemble » qui donnerait de la force et se contenter d’un certain apaisement par le livre qui se construit dans la solitude mais permet la transmission ? Que choisissons-nous d’être, des enfants d’autoroutes ou des enfants de chemins broussailleux, emplis de ronces qui habitent « une étrangeté, inquiétante, parfois » celle que décrit Fernando Pessoa dans Le Livre de l’intranquillité ?
Même si nous nous le cachons, nous sommes tous le fruit de deux désirs qui nous ont fait naître mais, simplement, pour certains c’est plus criant. Cependant, n’est-ce pas cela qui rend ce personnage plus riche, plus ample ? Et finalement, si nous étions honnêtes avec nous-mêmes, n’est-ce pas cela que nous lui envions ?
Dans ce récit, Karim annonce que : « Faire un film c’est comme un casse, on se rencontre, on se jauge, on se renifle ». Ne peut-on pas dire la même chose de la lecture d’un livre ?
Le récit de Karim Miské se conclut dans cet aphorisme empli d’espoir : N’appartenir être inclus dans rien, appartenir être inclus, s’appartenir enfin.
Pierrette Epsztein
Lire l'article de Marc Ossorguine sur la même oeuvre
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