Les Ongles, Mikhaïl Elizarov
Les Ongles (Nogti), août 2014, traduit du russe par Stéphane A. Dudoignon, 170 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Mikhaïl Elizarov Edition: Serge Safran éditeur
Dans un orphelinat de l’Ukraine post-soviétique en plein délitement politique et social, où sont entassés des enfants nés difformes et atteints de troubles mentaux, grandissent vaille que vaille un bossu, de père et mère inconnus, à qui les nurses ont donné comme état civil le nom de Gloucester, et son étrange ami Bakatov, dont l’essentielle raison de vivre est de se laisser pousser les ongles des mains et des pieds jusqu’à ce qu’ils atteignent la taille suffisante pour être rongés à l’occasion d’un cérémonial occulte très précis qui pourvoit pendant toute sa durée leur propriétaire de puissants et dangereux pouvoirs.
Le narrateur est Gloucester lui-même, la narration se faisant à la première personne, ce qui permet à Elizarov de décrire le monde tel que le voit le bossu, avec sa subjectivité d’innocent, à la manière des personnages de Faulkner.
La description du pensionnat et de l’abjection de sa vie quotidienne, sous cet angle de vue, est banalement terrifiante, puisque pour Gloucester il s’agit du monde normal. Les pratiques que le lecteur tiendrait comme éminemment horrifiantes sont rapportées sur une tonalité le plus souvent neutre, parfois avec une pointe d’amusement totalement déphasée par rapport à la réaction que pourrait, que devrait avoir un observateur « normal », ou teintée d’un soupçon d’autodérision, mais jamais sur le mode de la plainte, de la contestation, encore moins sur celui d’une inconcevable révolte.
« Moi, c’est Ignat Borissovitch, dit le principal. On fait amis ? Ici, je suis le directeur et tous, tous, tous les enfants doivent m’obéir, sinon, hop, c’est une petite piquouse dans le popotin ! »
La mortalité étant galopante chez les pensionnaires, la mort fait partie du paysage, et les enfants la considèrent avec indifférence.
« Ils mouraient en silence, sans se faire remarquer. […] Le cimetière, c’était la fierté domestique d’Ignat Borissovitch… »
Lorsque Gloucester raconte la « fête » du nouvel an, le sang du lecteur ne peut que se glacer.
« Cela dit, les jours où la mort faisait relâche, c’était plutôt joyeux chez nous, surtout au nouvel an. […] En fin d’après-midi, Ignat Borissovitch apportait de son bureau une télé, il l’allumait et la fête commençait. Avant le carillon de Moscou, nous avions le temps de faire une ronde autour du sapin, de nous distraire un peu nous-mêmes et le personnel médical avec des numéros de notre cru, y compris des jeux de rôle du genre : “Qui va porter le premier les courses de maman ?”, le jeu préféré d’Ignat Borissovitch. Il rigolait horriblement en nous regardant nous cogner le crâne… »
A mesure que les années passent, et jusqu’au jour où le gouvernement « émancipe » les deux amis et les considère comme définitivement aptes à se prendre en charge hors de l’institut, les événements déviants auxquels ils assistent et ceux auxquels ils sont mêlés dans ce milieu carcéral, où le directeur et ses sbires détiennent un pouvoir absolu sur leurs pensionnaires, deviennent plus horribles. Avec l’adolescence naissent et croissent chez Gloucester et chez Bakatov d’irrépressibles pulsions sexuelles alors que le bossu développe, sans se rendre compte de ses limites et des conséquences que son usage peut entraîner, une extraordinaire force physique, et, parallèlement, un talent inouï de pianiste autodidacte qui lui vaudra, quelque temps après sa sortie du pensionnat, une éphémère célébrité et une provisoire aisance matérielle.
Dénonciation acerbe des univers concentrationnaires où ont été reclus dans des conditions atroces des milliers d’enfants et d’adolescents handicapés physiques et mentaux dans les pays de l’Est, avant et longtemps après la chute de certains régimes totalitaires, le roman brosse, par le discours du bossu qu’on devine affreusement réaliste sous l’aspect fantastique que lui confère l’innocence du narrateur, un tableau précis, qui n’est pas sans rappeler ceux de Jérôme Bosch, d’institutions laissées scandaleusement à elles-mêmes où les geôliers, pour qui les ingénus qui leur sont abandonnés sont des monstruosités n’ayant aucune raison d’exister, se conduisent eux-mêmes avec leurs pensionnaires des deux sexes de façon monstrueuse et assouvissent impunément tous les vices et toutes les cruautés dont seule est capable l’espèce humaine.
Mais le monde « normal » dans lequel sont plongés ensuite les deux inséparables n’est guère plus amène. L’étrange don musical inné de Gloucester, sitôt repéré, est exploité d’autant plus facilement par un digne héritier des Barnum et autres montreurs de « monstres » que le bossu ne se rend pas compte des enjeux financiers dont il fait l’objet. L’auteur démonte simultanément les mécanismes de la mode et son caractère éphémère dans une société où on est tout aussi prompt à s’enthousiasmer pour le prodige du jour qu’à l’oublier totalement pour celui du lendemain.
Saluons l’excellence de la langue du traducteur Stéphane Dudoignon.
Patryck Froissart
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