Le Livre contre la mort, Elias Canetti
Le Livre contre la mort, janvier 2018, trad. allemand Bernard Kreiss, postface Peter von Matt, 490 pages, 25 €
Ecrivain(s): Elias Canetti Edition: Albin Michel
Le Livre contre la mort est un ouvrage qu’Elias Canetti n’a pas réellement écrit. Que faut-il entendre par là ? Comme la plupart des écrivains, Canetti accumula au long de son existence des notations éparses, dont une partie est passée dans son œuvre « anthume », qui lui valut le Prix Nobel de littérature en 1981. Le processus est banal. L’originalité de Canetti tient à ce que, de bonne heure, l’attention de l’écrivain se trouva concentrée sur un objet, ou plus exactement un sujet bien précis : la mort. Ainsi naquit l’idée d’un traité dirigé contre le plus universel des phénomènes : « Après le décès de ma mère, je me suis juré d’écrire le livre contre la mort » (p.320). Le projet fut formalisé dans une note du 15 février 1942 : « J’ai décidé aujourd’hui de noter mes pensées contre la mort telles que le hasard me les apporte, dans le désordre et sans les soumettre à un plan contraignant. Je ne puis laisser passer cette guerre sans forger en mon cœur l’arme qui vaincra la mort » (p.29).
Dans le même développement, Canetti fournit une précieuse indication : « Pascal avait atteint trente-neuf ans, je vais bientôt en avoir trente-sept. Si j’avais le même destin que lui, j’aurais tout juste deux ans devant moi, quelle hâte ! Il nous a laissé en vrac ses Pensées vouées à la défense du christianisme. Je veux rédiger mes pensées vouées à défendre l’homme contre la mort » (p.30). Son modèle paraît donc être la forme brève, telle que les moralistes français la mirent à l’honneur (une maxime de La Rochefoucauld est d’ailleurs citée à la page 16). On sait que, chez Pascal, le « choix » de l’écriture fragmentaire résulte d’un accident : les Pensées ne sont pas un ouvrage fini, mais un chantier laissé inachevé par la mort de son auteur. La première édition des Pensées portait en épigraphe une citation virgilienne : Pendent opera interrupta. De même, jamais Canetti n’a terminé son traité contre la mort. Certaines de ses notations, de ses aphorismes, ont passé dans d’autres ouvrages, comme Le Territoire de l’homme, Le Cœur secret de l’horloge ou les Notes de Hampstead. Mais il est resté en portefeuille une masse considérable d’inédits, qui a servi à façonner ce volume. Rien ne nous assure que si Canetti avait pu mettre au point son ouvrage, il aurait eu cette forme-là. Composite, Le Livre contre la mort rassemble à la fois des pensées déjà publiées ailleurs, des fragments inédits, des réflexions, des citations, des notes de lecture (dont la source n’est pas toujours précisée : d’où provient, par exemple, cette anecdote swiftienne ? « Durant une terrible famine au Caire certains habitants se servirent d’énormes hameçons pour pêcher des passants depuis les toits. Les proies étaient hissées en l’air, égorgées et mangées crues », p.82), des contes philosophiques (p.102), des souvenirs relatifs à d’autres écrivains, comme Thomas Bernhard, Walter Benjamin (p.318) et, sans doute, un trait féroce contre Günter Grass (p.349).
Comme tous les grands écrivains, Canetti fut un lecteur vorace : les notes de lecture qui se retrouvent dans ce livre sont tirées aussi bien de publications scientifiques (ainsi page 12, sur les fourmis ; p.305-306, où il observe que la mort ne semble pas exister chez les êtres élémentaires, qui se reproduisent par bipartition) que d’ouvrages historiques (citation de Rudolf Höss à la page 197 ; les horreurs du DrMengele, p.348). La phrase due à celui qui commanda le camp d’Auschwitz indique l’arrière-plan de la pensée de Canetti, l’horreur indépassable de la Shoah (p.61). La méditation de l’auteur s’appuie sur les livres, auxquels il voue un amour fervent (p.232), mais également sur des tableaux, comme le retable d’Issenheim (p.104). Tel qu’il se présente, Le Livre contre la mort est un ouvrage où l’on trouve de tout et cela fait son charme (ainsi cette remarque de Franz Werfel : « Kafka n’était pas un poète, c’était un théologien », p.385) ou cet aphorisme (« Depuis qu’il ne croit plus à aucun diable, l’homme est devenu dangereux », p.383). Comme dans bon nombre d’ouvrages traitant de l’ultime passage, on rencontre une histoire d’enterrement prématuré (p.347). Lecteur de la Bible hébraïque, Canetti s’interroge sur ces hommes qui échappèrent à la mort, comme le prophète Élie (p.174) – à qui sera identifié Jean le Baptiste par les premiers Chrétiens, cf. Matthieu 11, 14-15 et 17, 10-13. On pourrait lui ajouter le patriarche Énoch : Berechit/Genèse 5, 24 et épître aux Hébreux 11, 5). Ce livre inachevé et inachevable, à bien des égards impossible (comme si la mort pouvait ne pas avoir le dernier mot… Quoique : c’est là l’espérance chrétienne), évoque le fameux « Je proteste » du Septième Sceau. « Dieu qui n’existe pas m’en soit témoin […] : je ne suis ni amant ni Christ ni artiste, mais je n’admets pas la mort, et c’est tout » (p.102).
Gilles Banderier
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