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Le « côté Dostoïevski » de Robert Bresson (2) (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 27.04.21 dans La Une CED, Les Chroniques

Le « côté Dostoïevski » de Robert Bresson (2) (par Augustin Talbourdel)

 

II- Requiem pour un âne

On trouve la première passion d’un âne, passion au sens chrétien du terme, dans un rêve de Raskolnikov enfant. Plus exactement, il s’agit d’une « pitoyable haridelle rouanne de paysan ». La scène est connue : l’enfant marche près de son père au milieu d’une population ivre et grossière, lorsqu’il assiste au spectacle d’un cheval qu’on accable de coups et qu’on fouette à mort. Aux reproches des participants, le criminel répond en vociférant : « C’est mon bien ! ». La jument rend son dernier soupir, sous le regard désolé de l’enfant impuissant. Est-ce à cet épisode de Crime et châtiment, rendu célèbre par la folie de Nietzsche et par la représentation qu’en donne Béla Tarr en ouverture du Cheval de Turin ; est-ce à cet épisode que songe Bresson lorsqu’il conçoit Au hasard Balthazar ? Ou bien à l’âne que le prince Mychkine, dans L’Idiot, entend braire lorsqu’il arrive à Bâle, qui lui rend toute sa lucidité et lui procure une « très vive sympathie pour les ânes » dont les filles de la générale ne manquent pas de se moquer ? Et le prince de faire un éloge de l’âne : « il est utile et bon garçon ». Bresson parle des ânes de son enfance, « ceux qu’on voit sur les chapiteaux des églises et des cathédrales romanes » (1).

Le cinéaste résume simplement son film : l’âne représente la candeur, la simplicité, l’acceptation, contrairement aux hommes qui, face à lui, incarnent l’orgueil, l’avarice, la cruauté et tous les autres vices humains.

Au double sentiment de l’honneur et du mépris chez le voleur succèdent ceux de la piété et de la honte, résumés dans la figure de l’âne. La pitié ne manque certes pas dans Crime et châtiment, lorsque par exemple Raskolnikov déclare à la prostituée : « Ce n’est pas devant toi que je suis prosterné mais devant toute la souffrance humaine ». Pourtant la figure de l’âne n’est véritablement exploitée que dans les autres grands romans dostoïevskiens, du moins domine-t-elle davantage l’univers des Frères Karamazov par exemple – « Une tête d’âne m’est apparue, dominant un film » (2). Là, Smerdiakov, fils illégitime probable de Fiodor Pavlovitch et qui lui sert de domestique, personnage vaniteux et borné, est surnommé « l’ânesse de Balaam » par Dmitri Fiodorovitch : « cette ânesse de Balaam pense à n’en plus finir, et Dieu sait jusqu’où cela peut aller ». Comme dans l’épisode du livre des Nombres – chapitres XXII à XXII – où Balaam frappe son ânesse pour la faire avancer, l’humanité de l’âne apparaît au grand jour chez Bresson. On sait jusqu’où ira Smerdiakov, comme l’ânesse, dans sa protestation contre son maître, Fiodor. Balthazar, l’âne de Robert Bresson, n’est certes pas doté de la parole mais en renvoyant aux êtres l’image de leur propre cruauté et de leur orgueil, il s’érige lui-même en modèle d’humilité dont la dignité est bafouée. Balthazar est martyr et saint, selon les termes de la mère de Marie, dont la présence muette accompagne la déliquescence d’une famille, comme chez Dostoïevski, l’impossibilité d’un amour et l’anéantissement de Marie. L’âne porte sur son dos, comme Atlas ou comme le messie, toute la misère du monde.

Autour de l’âne gravitent plusieurs commandements, comme s’il réunissait tous les vices humains et qu’en mourant, il les emportait avec lui. On retrouve dans Au hasard Balthazar non seulement le meurtre mais le vol, la convoitise du bien d’autrui, l’adultère. Balthazar pousse-t-il les hommes à enfreindre les commandements divins ? Non, mais il procède exactement comme procède la Loi vis-à-vis du péché chez saint Paul. Sans Loi, il n’y a pas de désobéissance ; sans Balthazar, il n’y aurait pas de péché non plus. Parce qu’il est ce sur quoi s’exerce la volonté de l’homme, de son enfance à sa maturité, Balthazar est une métaphore de la Loi et du passage du règne de la nature à celui de la grâce. Il s’inscrit donc, dans un premier temps, dans le monde ancien, c’est-à-dire celui de la Loi, monde proprement dostoïevskien s’il en est.

C’est pourquoi les personnages de Dostoïevski paraissent à ce point insensés aux yeux du monde ; ils obéissent – ou non – à des lois inconnues de l’intelligence humaine. Leur sagesse est folie ici-bas. Le cas du prince Mychkine achève de le montrer. « Tout le monde me considère aussi comme un idiot. Je ne sais pourquoi ». La nouvelle de Dostoïevski, Le songe d’un homme ridicule, s’ouvre de la même façon : « Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils m’appellent fou ». Le personnage dostoïevskien, homme ridicule dans ce monde-ci, est négligé et méprisé – comme l’âne de la fable – parce qu’il est « le seul à connaître la Vérité ». Cette Vérité surgit en songe, comme celui de Booz ou de Jacob, comme l’hallucination d’Ivan Fiodorovitch qui croit discuter avec le diable ou le rêve de Raskolnikov. Dans ce songe, il entrevoit le monde d’avant la chute, où les hommes étaient en « union avec le Grand Tout, âme de l’Univers » et où l’homme ridicule se rend et corrompt les cœurs en les remplissant de vices qu’ils ne connaissaient pas. Et d’abord celui du mensonge, source de tous les travers humains. L’idiot ou le ridicule, en définitive, est celui qui ne ment pas, qui dit la vérité, c’est-à-dire qui ne professe pas d’autre Dieu. Ajoutons que la grandeur de l’âne est grande en ceci qu’il se connaît ridicule. Quand, dans L’Idiot, Gania affirme : « Je ne veux pas être ridicule : c’est la première de mes préoccupations », on songe à la phrase du père de Marie à propos de l’âne : « il nous rend ridicule, et le ridicule est justement ce qu’il nous faut à tout prix éviter ». Qui passe pour ridicule parmi les hommes, sinon celui dont la femme encore vierge a pourtant enfanté ? La réputation est bien une affaire humaine, preuve de la vanité de ce monde, et lorsqu’elle est entachée voire détruite, comme celle du prince dans L’Idiot ou celle de la famille de Marie dans Au hasard Balthazar, il semble que le monde s’écroule. Ce qui semble insensé aux païens, scandale pour les Juifs, en bref : ridicule aux yeux des hommes ; cela est toujours le signe d’une volonté divine.

Balthazar meurt des mains des hommes et pourtant il meurt seul. Il n’est immolé sur aucun autel et n’a droit à aucune sépulture. L’âne agonise en silence, au rythme de l’andantino de la sonate n°20 en la majeur de Schubert (D.959) qui sert de leitmotiv au film, ainsi que Bresson le souhaitait : « il accompagne l’âne quand la parole lui manque ». En ceci, l’usage de la musique chez Bresson est particulier : « Il faut que les bruits deviennent musique », écrit le cinéaste dans ses Notes. Tout repose sur « le pianissimo des bruits », le rythme des silences que la musique – non seulement Schubert dans Au hasard Balthazar, mais Lully dans Pickpocket, Bach interprété par un personnage dans L’Argent, Mozart dans Un condamné à mort s’est échappé, etc. – ne fait qu’approfondir, pénétrer encore davantage. La musique n’accompagne pas l’image, sinon elle obéirait à une règle théâtrale à laquelle le cinématographe s’efforce de déroger, mais elle ajoute du silence au silence, tandis que les personnages, un à un, aggravent la souffrance de l’âne et ajoutent de la misère à la misère.

Dans la musique du cinéma de Bresson réside l’essence du drame bressonien, à savoir qu’il est de part en part procession et, osons le mot, liturgie. Cette vie et mort d’un âne prend éminemment la forme d’une cérémonie. Certes, l’âne a d’abord pour fonction – semble-t-il – d’accompagner l’homme aussi longtemps que possible dans l’existence. Au hasard Balthazar renverse la perspective : il considère l’existence humaine du point de vue de l’âne et montre que celui qui sert, c’est celui-là même qui devrait être servi. Or, et le tragique dostoïevskien repose sur ce phénomène, il s’avère qu’il existe meilleur serviteur que l’âne et, la modernisation de la France rurale servant de prétexte historique, on se débarrasse de lui. On sait quelle place tient l’abandon et ceux qui en sont victimes, humiliés et offensés, chez Dostoïevski, notamment dans Les Frères Karamazov où Alexeï Fiodorovitch se rend auprès de la famille du capitaine Snegiriov. Bresson donne à voir un long cortège funéraire qui, de l’époque où Balthazar était choyé et où les hommes vivaient dans une félicité d’avant la chute chère à Dostoïevski, jusqu’à la passion quasi-christique de l’âne, progresse dans le temps comme dans l’espace. Alors le Kyrie s’inscrit dans un Requiem, pour Balthazar autant que pour Marie.

 

Augustin Talbourdel

 

(1) Le cinéma selon Bresson, op.cit.

(2) Le cinéma selon Bresson, op.cit.

 

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A propos du rédacteur

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).