Le « côté Dostoïevski » de Robert Bresson (1) (par Augustin Talbourdel)
De son propre aveu, Robert Bresson n’a jamais osé toucher aux grands romans de Dostoïevski, trop complexes et trop vastes, « d’une beauté formelle parfaite ». Si le cinéaste n’a adapté stricto sensu que des nouvelles mineures de Dostoïevski, telles Les Nuits blanches (1848) et Douce (1876), qu’il jugeait « bâclées », « simples, moins parfaites, écrites à la hâte », il s’est aventuré, dans à Au hasard Balthazar et Pickpocket, au sein de la nuit dostoïevskienne et en a inlassablement pénétré les profondeurs.
Dans un dialogue demeuré célèbre, à la fin de La Prisonnière, le narrateur proustien initie Albertine à la lecture de Dostoïevski, discernant chez le romancier russe « cette maussaderie anticipée des primitifs que les disciples éclairciront ». Robert Bresson figure parmi ces disciples. Cette parenté pourrait surprendre, et ceci avant tout pour une question de proportions. Comparer Les Frères Karamazov à Pickpocket n’a, à première vue, aucun sens. Autant comparer l’allegro d’une symphonie de Beethoven à l’andante d’une sonate de Schubert. Le déferlement proprement shakespearien du premier contraste avec le silence limpide et calme du second.
Les personnages du romancier obéissent aux lois de l’hubris – qui n’a pas de lois – tandis que ceux du cinéaste sont mesurés dans leurs actes et leurs propos. En bref, quand Dostoïevski peint de larges fresques, Bresson grave des camées. Pourtant, malgré la sérénité apparente de l’action, un drame dostoïevskien se joue dans chaque film de Bresson, et en particulier dans Pickpocket et Au hasard Balthazar. Or qu’est-ce qu’un drame dostoïevskien, sinon « l’Histoire d’un crime » ? Cette récurrence du crime ou du vol chez Dostoïevski pourrait paraître bien monotone, voire bien peu naturelle comme Albertine le fait remarquer, si elle n’était à chaque fois l’occasion d’une enquête sur l’entendement humain. Le drame dostoïevskien est avant tout un drame moral, c’est-à-dire le chemin par lequel un homme enfreint une loi et parvient ou non à se repentir. Or crime et vol naissent de la transgression de deux commandements divins, le cinquième et le septième du Décalogue : « tu ne tueras pas » et « tu ne voleras pas ». En ces deux commandements, semble-t-il, se cristallisent tous les autres.
C’est en ce sens que Proust a pu parler des « puits excessivement profonds (…) sur quelques points isolés de l’âme humaine » que l’on trouve chez Dostoïevski. L’homme ne révèle véritablement sa nature que lorsqu’il est confronté au Mal, qu’il le commette ou le subisse. Hors de cette situation morale, l’homme ne dit rien de lui-même qui ne soit attribuable à des lois connues de l’âme, c’est-à-dire à des mécanismes. On sait que l’originalité du cinéma de Robert Bresson réside dans son exigence d’une vérité qui ne soit pas une imitation théâtrale de la vie. « Les 9/10e de nos mouvements obéissent à l’habitude et à l’automatisme. Il est anti-nature de les subordonner à la volonté et à la pensée », écrit le cinéaste dans ses Notes. Pénétrer la nature humaine nécessite donc de mettre en scène cet automatisme sans chercher à le maquiller ou à lui donner une énergie qu’il n’a pas. Seul ce retour à l’atmosphère dévitalisée et immobile où résonne la voix blanche et cataleptique des personnages permet véritablement le surgissement d’un acte par lequel l’homme se révèle. Ce que Dostoïevski obtient par l’exagération des sentiments et le déferlement de violences, Bresson le trouve dans la modération des expressions, le silence et l’immobilité. L’un et l’autre suppriment tout ce qui sépare l’homme de sa nature profonde : chez Dostoïevski, cela donne lieu à un débordement de l’être ; chez Bresson, à un repli. Pourtant, les deux mettent le doigt sur la plaie encore ouverte qui définit la nature humaine : celle du péché originel. S’il y a bien un « côté Dostoïevski » – selon la formule proustienne – de Robert Bresson, c’est dans cette loi fondamentale de leur œuvre qu’il faut le chercher. Bresson, comme Dostoïevski, place l’homme face au grand mystère du Mal. Le personnage dostoïevskien est un homme : rien de ce qui appartient au Mal ne lui est étranger ; de sorte que celui qui veut connaître cet homme doit pénétrer ce Mal. En définitive, percer à jour ce que Bresson emprunte et partage avec Dostoïevski requiert d’approfondir deux figures autour desquelles se concentre le drame du romancier et du cinéaste : l’âne et le voleur.
I- Le Kyrie du voleur
Les romans de Dostoïevski sont pleins de voleurs. Ici et là déambulent des « parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins » : un cortège de bouffons, une humanité fantastique, selon la formule de Proust. Pourquoi vole-t-on ? Tout porte à penser que Raskolnikov est poussé au vol, puis au crime, par sa misère. Or ni Raskolnikov ni Michel, le personnage de Pickpocket, ne volent pour survivre. La preuve : le voleur se débarrasse immédiatement de l’argent volé, soit en l’abandonnant soit en le dépensant. Sans cela, il serait un « voleur honnête », comme Emelian dans la nouvelle de Dostoïevski qui porte justement ce titre : Le voleur honnête. « – Comment, honnête !? Un voleur peut-il être honnête ? – Sans doute, Monsieur. Un voleur honnête, à vrai dire, il n’en existe pas… J’ai seulement voulu dire qu’il me semblait que c’était un honnête homme, et il a volé. On a eu pitié de lui ». Dans cette nouvelle, Emelian vole un vêtement et non de l’argent ce qui, malgré sa fainéantise et son ivrognerie, en fait un russe pauvre et honnête comme il y en a tant dans les romans de Dostoïevski. Ailleurs, dans L’Idiot, Ferdychtchenko pose la question dans les termes qui conviennent : « Dois-je raconter pour la seconde fois mon histoire de vol, afin de convaincre Afanassi Ivanovitch qu’on peut voler sans être un voleur ? ».
L’article sur le vol écrit par Raskolnikov, article qui n’est jamais publié in extenso dans Crime et châtiment mais seulement rapporté par certains personnages, dont Raskolnikov lui-même, offre un bel aperçu de la thèse dostoïevskienne sur le sujet. L’idée brute de Raskolnikov est la suivante : les législateurs et guides de l’humanité tels Solon, Mahomet, Napoléon, ont tous été, sans exception, des criminels, car en donnant de nouvelles lois, ils ont par là-même violé les anciennes. Partant, tous ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun et sont capables de dire quelque chose de nouveau, d’apporter un logos différent du précédent, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, dans des proportions différentes. En bref, l’humanité se trouve ici divisée en deux parties, l’une inférieure, celle des hommes ordinaires, « sortes de matériaux ayant pour seule mission de reproduire des êtres semblables à eux », l’autre supérieure, comprenant « les hommes qui possèdent le don ou le talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau ». Michel propose une théorie assez similaire dans Pickpocket lors de sa discussion avec l’inspecteur principal, à la terrasse d’un restaurant, théorie qu’il tire, entre autres, de sa lecture de George Barrington. Et l’inspecteur lui soumet la même question que Porphyre pose à Raskolnikov dans Crime et châtiment : comment distinguer ces hommes extraordinaires des individus ordinaires ? L’art du pickpocket, chez Bresson, qui diffère du voleur de Dostoïevski en tant qu’il récidive, repose justement dans cet effacement de sa propre identité au milieu de la foule.
Dans Crime et Châtiment, réponse à la question inquiète d’Avdotia Romanovna à propos de son frère : « est-ce qu’il peut être un voleur ? », Svidrigaïlov fait remarquer que cette catégorie renferme « des milliers et des millions de combinaisons et de classifications. Tel voleur vole mais, en revanche, il sait bien dans son for intérieur qu’il est une fripouille ; mais j’ai entendu parler d’un noble qui avait dévalisé une voiture de poste : qui sait ? peut-être croyait-il vraiment avoir bien fait ! ». Le personnage de Bresson fait du vol sa profession, presque sa vocation. Chaque plan étant fixé sur la main du pickpocket, on pourrait même attribuer la responsabilité du vol à la main et à elle seule. Bresson indique à propos de Pickpocket que « ce film est parti de la main, de notre main. Pascal dit : “L’âme aime la main” et Montaigne : “La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas” » (1). Si, chez le pickpocket, pour reprendre la formule de l’évangéliste, la main gauche ignore ce que fait la main droite, le vol est le premier – et le dernier – lieu où la conscience morale s’exprime. Et tout au long de sa formation, cette conscience est accompagnée par la conscience du vol, comme Dimitri qui, dans Les Frères Karamazov, garde sur sa poitrine les roubles de Grouchenka comme gage de sa moralité.
Au sein de l’anthropologie on ne peut plus discriminante de Raskolnikov citée supra, le voleur tient un rôle essentiel pour l’humanité. Devant le conformisme généralisé d’une humanité ballottée entre le cul-de-sac positiviste ou le néant nihiliste, abreuvée de bavardages scientifiques et de « lieux communs intarissables et incessants », Raskolnikov s’étonne que « pas un seul homme [n’ait] jamais osé et n’ose toujours, en se trouvant devant toute cette absurdité, tout saisir purement et simplement par la queue et l’envoyer au diable ». N’est-ce pas justement l’essence du vol ? Le geste du voleur n’est-il pas génial et salvateur par-delà même son immoralité ? Avec les termes de Bresson, dans la bouche de Michel dans Pickpocket, « C’est le monde à l’envers. Puisqu’il est déjà à l’envers, cela risque de le remettre à l’endroit ». Phrase qui rappelle celle d’Élisabeth Prokofievna dans L’Idiot : « Il volera en toute tranquillité de conscience ! À ses yeux, ce n’est pas un acte malhonnête, c’est “l’élan d’un noble désespoir”, c’est une “négation”, c’est le diable sait quoi !… Pouah ! tout est sens dessus dessous, tout le monde marche les jambes en l’air ». Le voleur est celui qui, là où l’esprit positif triomphe, là où l’homme se définit par ce qu’il possède et se caractérise par une indifférence notoire à l’égard des valeurs suprêmes, là où, en définitive, une conception erronée et réductrice du monde domine et permet de perpétuer un certain ordre des choses qui ne renvoie à rien sinon à lui-même ; le voleur est celui qui nie et renie cet ordre-là. Sa négation ne se réduit pas à son expression politique, c’est-à-dire à la contestation anarchique face à un ordre établi. Le Joueur montre, certes, un certain rapport à l’argent dans une société donnée. Il n’en demeure pas moins que ce que dérobe le voleur, au-delà d’un bien matériel, c’est l’ordre moral et naturel dans lequel s’inscrit ce bien. Alors, et alors seulement, le geste acquiert une portée esthétique : le vol machinal du pickpocket de Bresson, une fois que l’on dépasse le simple procédé immoral, devient une valse, un concerto pour une main droite seule qui glisse entre les êtres, les relie les uns aux autres en même temps qu’elle les dépossède.
Cette dépossession est le dernier moment de notre généalogie du vol. Le pickpocket a beau sublimer l’univers dans lequel vogue sa main, il finit toujours brisé dans son être une fois confronté à cette main qui vole et qui est sa main. « Ce qui est insupportable dans le vol, c’est que le volé continue à vivre. Il n’y a pas destruction du vol car la victime ne disparaît pas. Elle ne se limite pas à hanter la conscience, elle existe encore bel et bien ». Le roman dostoïevskien, contrairement par exemple au roman tolstoïen, suscite et autorise toujours la rédemption du voleur lorsque ce dernier se rend compte que, en dépossédant autrui d’un bien, quelque chose en lui aussi a disparu. Si la comparaison avec Tolstoï est ici intéressante, c’est d’abord dans la mesure où Bresson a adapté à l’écran une nouvelle du contemporain capital de Dostoïevski, Le faux-coupon, qu’il a nommé L’Argent. Si le meurtrier récidiviste de L’Argent se rend librement à la police, comme celui de Pickpocket, le drame dans le premier consiste davantage à déployer son devenir-meurtrier ou immoral qu’à illustrer son devenir-innocent ou moral. Bresson, en cela, est fidèle à Dostoïevski. Il n’y a de repentir que lorsque l’acte du voleur lui apparaît dans toute sa laideur et son immoralité, révélation qui a lieu chez Dostoïevski grâce à la rencontre entre Raskolnikov et une prostituée et, chez Bresson, grâce à celle entre Michel et Jeanne. Dans le premier cas, la rédemption vient de « la lecture du livre éternel », puisque Sonia lit la Bible à Raskolnikov ; dans le second, par l’amour entre les deux protagonistes.
En bref, le voleur dépossède autrui de sa conception du monde plus que d’un bien particulier : il détruit la valeur de ce qui n’a pas de valeur. L’homme, une fois volé, devient non seulement méfiant mais se rend aussi compte que, pour reprendre une formule nietzschéenne, dans tout ce qu’il dit, il ment ; et tout ce qu’il a, il l’a volé. D’où la double nature du vol : d’une part, il constitue un viol d’une loi divine et rappelle l’homme à sa condition première, c’est-à-dire à celle de pécheur ; de l’autre, en vidant les poches et ôtant les masques, il met à nu le grand mensonge et la grande immoralité sur lesquelles prospère l’homme sans Dieu, lequel tente de combler son néant ontologique par une posture anthropologique amorale et une possession matérielle qui lui sert de divertissement.
A suivre
Augustin Talbourdel
(1) Le cinéma selon Bresson, in Les Nouvelles littéraires, 26 mai 1966
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