La Route, Cormac McCarthy
La route, roman traduit de l’anglais (USA) par François Hirsch, 2009, 253 pages, 6,80 €
Ecrivain(s): Cormac McCarthy Edition: Points
C’est un livre comme on en voit peu, dans une vie
Morceaux choisis :
« Le petit était assis et vacillait. L’homme l’observait de peur qu’il ne bascule dans les flammes. Du pied il dégagea des emplacements dans le sable pour les hanches et les épaules du petit à l’endroit où il allait dormir et il s’assit en le tenant contre lui, ébouriffant ses cheveux pour les faire sécher près du feu. Tout cela comme une antique bénédiction. Ainsi soit-il. Évoque les formes. Quand tu n’as rien d’autre construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle ».
« Il retourna dans les bois et s’agenouilla à côté de son père. Il était enveloppé dans une couverture comme l’homme l’avait promis et le petit ne le découvrit pas mais il s’assit à côté de lui et se mit à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Il pleura longtemps. Je te parlerai tous les jours, chuchotait-il. Et je n’oublierai pas. Quoi qu’il arrive. Puis il se releva et fit demi-tour et retourna sur la route ».
« Autrefois il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d’ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l’eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qu’on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère ».
Ce qui frappe, à la lecture de ces seuls passages, et qui vaut pour le livre entier, c’est l’absolu retrait dans lequel se tient le langage.
L’auteur ne nomme presque jamais (« le petit » et – plus encore – « l’homme » sont des groupes nominaux instaurant le flou).
Et quand il nomme (le père, ou les truites), c’est pour aussitôt retirer à la chose nommée le fait même qu’elle ait été nommée. La dénomination avec McCarthy devient le contraire de ce que c’est habituellement, de ce pour quoi ça existe, de ce pour quoi les hommes en sont friands : à savoir circonscrire une identité, désigner pour pouvoir immédiatement reconnaître…
Avec McCarthy, nommer devient agrandir l’indéfinissable, ouvrir l’ouverture que constitue le sans-nom.
En outre (mais cela rejoint la même idée), l’auteur, écrivant, ne parle pas.
Il ne parle pas, car, comme l’écrit excellemment Blanchot dans « La question littéraire » (in Le livre à venir) : « Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l’avoir sous la forme commode d’un nom. Nommer fait seul de l’homme cette étrangeté inquiétante et bouleversante qui doit troubler les autres vivants et jusqu’à ces dieux solitaires qu’on dit muets. Nommer n’a été donné qu’à un être capable de ne pas être, capable de faire de ce néant un pouvoir, de ce pouvoir la violence décisive qui ouvre la nature, la domine et la force. C’est ainsi que le langage nous jette dans la dialectique du maître et de l’esclave dont nous sommes obsédés. Le maître a acquis droit de parole parce qu’il a été jusqu’au bout du risque de mort : seul, le maître parle, parole qui est commandement. L’esclave ne fait qu’entendre. Parler, voilà qui est important ; celui qui ne peut qu’entendre dépend de la parole et ne vient qu’en second lieu ».
Pour cette raison, McCarthy ponce chaque parole pour que finisse par briller son noyau, petit grain de silence.
Patiemment, avec une précision d’orfèvre (mais un orfèvre du rêve, comme a pu l’être en son temps Redon), il fait des mots la matière inquiétante et diaprée, cotonneuse et satinée du silence.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, McCarthy utilise le langage uniquement pour faire taire la parole.
Pour qu’elle se recroqueville sur elle-même, et que peu à peu monte la musique, qui est l’autre nom du silence, ainsi que l’a si bellement théorisé Jankélévitch : « La musique […] est elle-même une sorte de silence, parce qu’elle impose silence aux bruits, et d’abord au bruit insupportable par excellence qui est celui des paroles. Le plus noble de tous les bruits, la parole – car il est celui par lequel les hommes se font comprendre les uns des autres – devient, quand il entre en concurrence avec la musique, le plus indiscret et le plus impertinent. La musique est le silence des paroles comme la poésie est le silence de la prose, elle allège la pesanteur accablante du logos et empêche que l’homme ne s’identifie à l’acte de parler. Le chef d’orchestre attend pour donner le signal à ses musiciens que le public se soit tu, car le silence des hommes est comme un sacrement dont la musique a besoin pour élever la voix… ».
Alors que l’on referme La route, la musique ne cesse d’être là, présente. Vivante.
Et elle ne nous quitte pas, non.
Des jours après, c’est encore là, près de nous, de nous qui avons été transpercés par cette Route, qu’elle se tient.
Debout. Droite.
Matthieu Gosztola
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