La Rose de Saragosse, Raphaël Jerusalmy (2ème article)
La Rose de Saragosse, janvier 2018, 190 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Raphaël Jérusalmy Edition: Actes Sud
L’Inquisition en terre d’Espagne, menée par celui qu’on appelle « Santa Quemada », la sainte brûlure, Torquemada lui-même, issu d’une famille de « nouveaux chrétiens », toute l’histoire tient dans la représentation : l’art de la caricature, la gravure, les livres aussi, dont on fera plus tard des autodafés, les mots, les représentations des choses, les ridicules révélés. Et puisqu’on peut être moqué par une charge, on devient vulnérable. Ce petit livre ciselé comme un bijou – ou une épée – met en lumière, en relief, le creux perdu en sculpture. Ici le manque dit ce qui s’exprime par un simple déplacement du regard :
« Son regard, attiré par les remous de l’encre, glisse de l’échine courbée de l’animal vers les flots. L’enchevêtrement des lignes qui souligne la course de l’eau l’intrigue. La met mal à l’aise. Elle y distingue une image spectrale, qui se profile petit à petit. Elle se redresse d’un coup, saisie d’effroi. Alors que, là, le cheval se tient seul sur la berge. Ici, parmi les ondes impétueuses, un homme se tien à ses côtés… » (p.123-124).
Détournement du regard, détournement du sens. Ainsi joue la caricature, ainsi joue le tableau que Léa fait du grand inquisiteur dans la prison où elle a été jetée. La caricature sert de révélation au même titre que la signature : une rose délicate, à peine esquissée, à la tige bardée d’épines fortes, menaçantes… autant de pointes de douleur.
Même contraste entre ce qui est appuyé, montré, presque redondant dans la beauté du cheval du tableau dans la demeure du père de Léa, et ce qui se tramera dans les plis de l’eau du dessin que Léa fera du familier, le mouchard à la solde de l’inquisition, inversé. Un même fossé entre ce qui se dit, ce qui se voit, et la mouvance des mots et des personnages.
Trop de lumière aveugle, sans révéler :
« Seul un cheval s’y tient, penché vers l’eau. La blancheur éclatante de sa robe tranche sur le flou des couleurs chaudes, le cours sombre du fleuve. Comme un astre. Oublieux des spectateurs qui l’observent avec stupéfaction, l’étranger scrute intensément les lignes du cheval, les infimes coups de pinceau qui évoquent le bombement de la croupe, tissent le fil ténu de la crinière, marquent la saillie des muscles sans toutefois rompre la pâleur éblouissante de l’animal. Ces traits fins, presque invisibles, lui rappellent les hachures discrètes que tracent les graveurs à même le cuivre pour accentuer la luminosité, donner de la profondeur, adoucir les contours. Rendre la vie » (p.38-39).
Allégorie de la déportation, trompe l’œil, ce roman par touches successives évoque ces instants où l’histoire des personnages se coule dans l’Histoire et prend, laissant l’œil nu découvrir ce qui n’est que suggéré, esquissé :
« Sans que son maître l’éperonne ni le hue, le cheval s’élance au galop, fendant l’air de sa traînée éclatante. Lorsque le pégase débouche sur la plaine qu’il a traversée en venant, il évite les terres en friche, jonchées de ronces qui grillent en plein soleil. Puis, parvenu au pied des collines, il longe un pré isolé, strié de sillons noirs finement ciselés dans la terre. Fraîchement burinés à même la boue craquelée, parmi les cailloux brûlants. Le cavalier et sa monture passent leur chemin, battant le paysage qui s’étend à perte de vue, sous le ciel immense et limpide. La campagne est déserte.
Par un tel jour de canicule, tu n’y trouveras pas âme qui vive » (p.189-190).
Le tableau est vidé, délié de tout engagement, et l’adresse remet le lecteur en scène, pour boucler l’apostrophe et la question en ouverture :
« – Je conçois avec clarté ce qu’est la perception, déclara le savant. Mais qu’est-ce donc qu’une impression ?
– L’empreinte qu’une plaque enduite d’encre laisse sur une feuille de papier, répondit le graveur.
– Je ne te parle point de cela, s’offusqua le savant ».
Anne Morin
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