La Rose de Saragosse, Raphaël Jerusalmy (par Léon-Marc Levy)
La Rose de Saragosse, janvier 2018, 190 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Raphaël Jérusalmy Edition: Actes Sud
C’est un court roman que nous offre Jerusalmy, mais quelle intensité, quelle poésie, quelle délicatesse ! Le cadre de Saragosse quelques années avant « la catastrophe » annoncée pour les Juifs d’Espagne – l’exil, l’arrachement à la terre que l’on croyait pouvoir aimer pour toujours – est un écrin d’autant plus précieux et séduisant qu’il est désormais, pour Ménassé de Montesa, sa famille, et toute la juiverie* espagnole, en danger imminent de disparaître.
On est en pleine inquisition et Torquemada est de plus en plus puissant et féroce. Les mécréants, les apostats, les « sorcières » constituent son gibier ordinaire. Mais les Juifs – même les « conversos » – font ses délices mortifères.
L’inquiétude est déjà bien installée dans les maisons juives quand survient – le livre commence ainsi – le meurtre du Père Arbuès, membre de l’Inquisition, en pleine église. Les tensions alors arrivent à un sommet dans la ville.
Raphaël Jerusalmy tisse alors un récit autour de deux figures majeures : Léa de Montesa, fille de Ménassé et un étrange et inquiétant personnage, sorte d’indic de Torquemada, Angel de la Cruz. Etrange, inquiétant et cependant pétri de contradictions car doué d’un talent exceptionnel pour le dessin. Comme Léa, c’est le seul trait qui les relie. C’est d’ailleurs le fil rouge de ce court roman : la création artistique, le mystère de l’art, capable non seulement de représenter mais aussi d’inclure le regardant comme une partie de lui-même. A commencer par ce placard affiché dans tout Saragosse et qui rend fou de rage Torquemada :
« Par-delà la foule exaltée, il a aperçu des placards collés le long des façades, représentant le cadavre écorché d’Arbuès. Il en brandit maintenant un exemplaire, l’exhibant à l’assemblée.
De vifs traits de burin lacèrent la chair inerte de la victime pour donner à la scène une puissance brutale. Qu’un effet de clair-obscur vient cependant adoucir. La planche est traversée d’une longue éraflure, un biseautage serré qui recouvre le cadavre sans l’effacer tout à fait, le laissant émerger parmi les rainures, comme derrière un voile. Ce treillis qui obstrue la vue n’évoque pas l’ombre du meurtrier. Ni celle de la mort. Mais la silhouette de quiconque se place devant la gravure pour la regarder. C’est son propre reflet que le spectateur découvre, tracé d’avance dans la plaque. Une image sombre, brouillée, de lui-même ».
Le placard est signé, d’une rose épineuse. Qui se cache derrière cette signature énigmatique ? Saragosse va être bouleversée par ce mystère. Jerusalmy nous emmène dans ses places, ses rues et ses demeures, au fond de ses églises et de ses bibliothèques, pour tisser un roman superbe, haletant jusqu’aux dernières lignes.
C’est aussi le drame d’un peuple – le peuple juif d’Espagne – qui se joue. Ces Juifs qui ont tant donné à ce pays, leur savoir-faire, leur argent, leur talent, leur loyauté. Ces Juifs qui croyaient naïvement à l’éternité du bonheur en ce royaume. Et qui du coup, reviennent à leurs rêves les plus enfouis, les plus séculaires.
« – Ce que tu dois te demander c’est comment, une fois que tout est réduit en cendres, qu’il ne leur reste plus rien, que leur Dieu même les a abandonnés, les gens de notre peuple gardent le cap. A les voir errer sur la terre, tu les crois perdus, égarés…
Le vieux Cuheno pointe le doigt vers l’Est.
– Mais eux te diront qu’ils se rendent à Jérusalem ».
Dans une écriture précise et poétique, ce petit roman se glisse en nous, comme une nostalgie inattendue.
Léon-Marc Levy
* Ce terme, ici, n’a rien historiquement d’infamant, la Juderia désignait seulement les quartiers des villes où habitaient de nombreux Juifs et où se trouvaient généralement les synagogues et lieux d’études religieuses.
VL3
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Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
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