L’oubli que nous serons, Héctor Abad
L’oubli que nous serons, trad. espagnol (Colombie) Albert Bensoussan, 400 pages, 8,30€
Ecrivain(s): Héctor Abad Edition: Folio (Gallimard)
L’année France-Colombie qui s’achève nous a permis de mieux connaître certains artistes et écrivains colombiens de grande valeur, dont Héctor Abad Faciolince, aussi sensible et chaleureux dans son œuvre romanesque que dans son contact avec le public. Le titre énigmatique de son livre autobiographique, L’Oubli que nous serons, provient d’un sonnet de Borges (1) trouvé dans la poche du père de l’auteur après son assassinat en 1987 à Medellín par une milice paramilitaire : « Nous voilà devenus l’oubli que nous serons ». Mais la dédicace du livre à deux amis survivants du père, et l’épigraphe du poète israélien Yehuda Amichaï dissipent un peu la mélancolie de ce titre en affirmant d’emblée la volonté de mémoire qui anime le livre :
Et pour l’amour de la mémoire
je porte sur mon visage le visage de mon père.
Comment construire un livre autour d’un père exceptionnel sans tomber dans la mièvrerie hagiographique ? se demande le narrateur.
Quand j’ai lu, des années plus tard, la « Lettre au père » de Kafka, j’ai pensé que je pourrais écrire cette même lettre mais à l’envers, avec de purs antonymes et des situations opposées.
Car il ne fait aucun doute que le petit Héctor, seul garçon au milieu de cinq sœurs, est adoré de son père comme il l’adore en retour :
J’aimais mon père d’un amour animal. J’aimais son odeur, et aussi le souvenir de son odeur, sur le lit, lorsqu’il partait en voyage et que je demandais aux bonnes et à ma mère de ne pas changer les draps ni la taie d’oreiller.
Au fil des pages se dessine le portrait du docteur Abad, personnage généreux et idéaliste qui se dit « poliatre », médecin de la cité, très engagé dans l’amélioration des conditions sanitaires de la ville de Medellín où il officie, militant des Droits de l’Homme, et en même temps homme de culture, mélomane, esthète, nourri de philosophie des Lumières et attentif aux roses qu’il cultive dans sa ferme au sud-ouest du département d’Antioquia.
Dans l’orbe de ce père rayonnant vit une famille heureuse : une mère solide et active, un quintette de sœurs brillantes parmi lesquelles le jeune garçon mène une existence insouciante. Tous les passages traditionnels de l’autobiographie : apprentissage de la lecture et de l’écriture, sexualité, découvertes et incidents divers sont dans les vingt-cinq premiers chapitres menés avec une allégresse solaire qu’assombrissent ici et là quelques prolepses menaçantes :
Il est des périodes de la vie qui s’écoulent dans une sorte de félicité harmonieuse, des moments qui ont la frêle tonalité de la joie, et pour moi les plus marquants correspondent à ces années-là, à ces grandes vacances avec mes cousins de la Côte (…) ; des cousins que par la suite – lorsque vint le temps des tragédies – nous revîmes fort peu, comme si nous avions eu honte de notre tristesse, ou comme s’ils avaient eu la prudence de ne pas vouloir nous jeter au visage leur bonheur intact, car la joie d’antan, chez nous, avait été remplacée par une rancœur obscure, par une méfiance fondamentale envers l’existence et les êtres humains, par une amertume difficile à adoucir et qui n’avait plus aucun lien avec la couleur joyeuse de nos souvenirs.
Cette « rancœur obscure » est justement absente du livre, et on touche ici au deuxième problème que l’autobiographe veut résoudre : comment parler du malheur privé d’une famille dont le père est froidement abattu, et comment parler par la même occasion du malheur collectif d’un pays de violences et de « catastrophes quotidiennes » sans sombrer dans la plus profonde amertume ?
La situation passée et présente de la Colombie est lucidement analysée par Héctor Abad dans ce livre, sans concession mais sans haine. Cependant, à mesure que s’approche le chapitre 38 qui doit relater l’assassinat, l’appréhension de l’auteur – qui mit vingt ans à parvenir à traiter ce sujet – se communique au lecteur. Comme pour se donner du cœur à l’ouvrage, Héctor Abad appelle à son secours la littérature classique espagnole en citant les Stances sur la mort de son père de Jorge Manrique, que le docteur Abad connaissait par cœur et récitait avec son fils lors de leurs promenades dans la campagne :
(…) je crois qu’elles m’accompagneront comme elles l’ont accompagné, lui, toute ma vie, martelant de leur rythme merveilleux les parois de mon crâne, avec leur parfaite mélodie consolatrice qui remonte à l’oreille et à la pensée depuis les plis les plus profonds d’une conscience qui tâche d’expliquer l’inexplicable.
Toutefois le père de Jorge Manrique est mort de vieillesse après une vie heureuse, ce qui est beaucoup plus acceptable que la mort injuste et violente de celui de Héctor Abad. Hamlet, vengeur de son père, va alors faire une courte apparition vers la fin du livre, vite remplacé par l’ombre du pacifiste docteur Abad qui a toujours recommandé à son fils d’éviter la vengeance et se contente de lui souffler : « Souviens-toi de moi ». Pour être son digne légataire, l’auteur a donc recours à une dernière évocation littéraire : Antonio Machado, écrivant pendant la Guerre Civile espagnole que ce ne sont pas les bourreaux mais les hommes de paix qui gagnent les guerres.
Beaucoup de Colombiens sont bien placés pour savoir qu’il est difficile lorsqu’on fait partie des victimes – surtout si les coupables sont impunis – de faire dévier une colère qui vous prend à la gorge vers un chagrin consenti et sublimé par la lecture et l’écriture. L’Oubli que nous serons est en ce sens un livre réparateur, profondément humaniste.
Nathalie de Courson
(1) L’histoire rocambolesque de l’attribution à Borges de ce brimborion de papier, signé J-L B., fait l’objet d’une nouvelle écrite quelques années après : Un poème dans la poche.
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