L’Etang et Félix, Robert Walser
L’Etang et Félix, juin 2016, trad. suisse allemand et allemand Gibert Musy, 96 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Robert Walser Edition: Zoe
Débutons, une fois n’est pas coutume, par la célébration d’un métier en voie de disparition, comme tous ceux qui font intervenir de l’humain dans le commerce, voire font passer l’humain avant le commerce : bouquiniste. Dans la vie de tout lecteur, il y a un bouquiniste au moins, parce qu’on cherche un livre rare, épuisé, ou parce qu’on est sans le sou, et ce bouquiniste, par son manque total de lien à l’actualité (peu lui chaut la dernière sortie à la mode journalistique, de toute façon, il ne l’a pas en rayon), s’avère un véritable amoureux de la chose écrite, et un précieux conseiller en défrichage et en visite de sentiers peu battus. A titre personnel, j’ai connu deux bouquinistes de cet acabit : le lecteur que je suis devenu leur est redevable de beaucoup.
Un des deux, aujourd’hui décédé, a un jour attiré mon attention sur Robert Walser (1878-1956), en me citant la première phrase de son roman L’Institut Benjamenta (1909) : « Nous apprenons très peu ici, on manque de personnel enseignant, et nous autres, garçons de l’Institut Benjamenta, nous n’arriverons à rien, c’est-à-dire que nous serons tous plus tard des gens humbles et subalternes ».
Quelle phrase sublime et terrible à la fois ! Quel ramassement en un nœud syntaxique de toute une misère existentielle ! De suite, si l’on a déjà placé haut dans son panthéon littéraire des Musil, des Hamsun, des Crevel, on sait que Walser sera un compagnon de route précieux. Si l’on préfère Musso, Duras ou Nothomb (aucune erreur dans cette liste amalgamante, dont la mauvaise foi est tout à fait revendiquée), on sait que l’œuvre de Walser restera lettre morte.
C’est regrettable en un sens, et cela cantonne Walser à un sorte de club pour happy few, dont était cet estimé et regretté bouquiniste au caractère acariâtre rendant plus précieux encore le moindre de ses accès de bonne humeur, fréquents tout de même, et plus crédible et estimée la moindre de ses recommandations (ma bibliothèque peut en témoigner), et ce n’est pas le petit volume publié ces jours-ci par les Editions Zoé, qui se livrent depuis quelques années à un remarquable double travail de traduction et d’édition mettant à disposition des pages souvent rares de l’auteur suisse, qui va populariser l’œuvre du Suisse. En effet, L’Etang et Félix contient deux brefs récits dialogués (dire qu’il s’agit de théâtre serait inexact, tant sont pauvres en renseignements les didascalies, ou ce qui en tient lieu, et ce malgré que le second texte a été porté à la scène en 1989), qui creusent plus avant la veine sombre de Walser, cet aspect à la fois minimaliste et sidérant, cette capacité à dire l’essentiel en peu de mots, étant admis que cet essentiel est souvent formidable au sens premier de cet adjectif : qui fait peur.
Pourquoi les mots de Walser feraient-ils peur ? Parce qu’ils n’ont aucune pudeur, parce qu’ils ne jettent aucun voile sur la misère, intellectuelle, sociale ou affective, qu’au contraire ils dévoilent, quitte à la faire frissonner dans le souffle d’une vérité aussi glaciale que venteuse. Ainsi de la première réplique (est-ce bien le mot adéquat ?) de L’Etang : « J’aimerais presque mieux ne plus être nulle part que de rester ici dans ces conditions. Ils font tous la tête. Ah les beaux repas en famille ! On n’entend que le cliquetis des cuillères, des fourchettes et des couteaux. Pas un mot. Rien que de timides chuchotements, des coups de coude en cachette, des rires réprimés. On ne peut pas ouvrir la bouche sans craindre d’offenser le savoir-vivre. A quoi sert un tel savoir-vivre ? » Le jeune Fritz, qui prononce (ou pense) ces mots, étouffe dans sa petite famille bourgeoise, et trouvera le moyen de la secouer, de la faire sortir de ses gonds par un petit jeu cruel dont sera avant tout victime sa sœur Klara.
Ce premier et bref récit (une vingtaine de pages, cinglantes) est une œuvre de jeunesse de Walser (il a vingt-quatre ans lorsqu’il la rédige), à l’origine destiné aux yeux de sa seule sœur ; il est aujourd’hui sorti de l’oubli et des archives, accompagné d’une postface de Bernhard Echte expliquant pourquoi il n’est pas anecdotique que L’Etang soit le seul récit en suisse allemand écrit par Walser. Cette postface explique aussi le lien évident entre la biographie de l’auteur suisse et la famille apparaissant au fil des pages de L’Etang ; cette passion pour le nivellement de la littérature par la vie de l’auteur, bien contemporaine, est désolante, mais n’empêche en rien de goûter la cruauté-crudité avec laquelle Walser rend les pensées et propos d’un jeune trop sensible et intelligent pour son bien et celui de son entourage, tels ceux rapportés par son frère Paul : « La vie, il a dit, c’est rien qu’une veste en lambeaux. Il fallait qu’il aille la rapiécer ».
Le second récit dialogué, Félix, est aussi l’œuvre d’un Walser jeune, et brille de même par sa fulgurance : une cinquantaine de pages subdivisées en vingt-quatre tableaux (est-ce bien le mot, à nouveau ?) pour dire une enfance et une jeunesse passées dans la pénombre existentielle, révélée dès le premier tableau, dit par un Félix âgé « de quatre à six ans » : « Je sens quel bonheur je procure à ceux qu’il me plaît de satisfaire en étant sage. Les grands s’occupent de la nourriture. C’est à eux qu’appartiennent les lits où l’on dort. La découverte des premières étincelles de savoir rend probablement l’existence plus agréable que la possession de tout le savoir accumulé ; cette dernière doit être assez pesante et lourde à porter. Ma mère est toujours pressée comme si elle ne trouvait pas le temps de faire toutes les choses à quoi elle voudrait bien se consacrer. Elle s’occuperait de moi, si la chose lui était permise ». Peu plausible, ce discours tenu par un enfant en bas âge ? Certes, pas plus que les propos tenus par Fritz ou par Jacob von Gunten (le narrateur de L’Institut Benjamenta) : tout comme pour l’élève Törless de Musil, il ne s’agit pas tant de faire parler juste des enfants ou des adolescents que d’exprimer une vérité de leurs ressentis. Que cette vérité soit terrible, difficile à admettre, surtout dans une époque post-Dolto, c’est une autre question, et la littérature n’a pas à s’occuper du bien-être moral du lecteur, d’autant que l’humour, grinçant, n’est pas absent : « Oui, il y a tant de délicatesse à être malade. On vous traite avec tant de respect. On vous observe, pensif. Un malade est l’objet d’une attention particulièrement soutenue. Il y a bien de quoi vous flatter ».
Reste à considérer ce bref volume selon un critère essentiel : à qui en conseiller la lecture ? Pas aux néophytes de l’œuvre de Robert Walser : il s’agit, soyons honnêtes, de fonds de tiroir littéraires, pas d’écrits essentiels ; débuter par ici serait une erreur monumentale, car les deux brefs récits ici réunis ne brillent qu’en tant qu’ils préfigurent L’Institut Benjamenta ou Les Enfants Tanner. Aux lecteurs de ces deux romans ? Oui, pourquoi pas, si cette lecture les a marqués au fer rouge (et comment faire autrement, à moins de les avoir lus en tant qu’objets culturels indifférenciés ?) et que cette blessure les démange tellement qu’ils veulent guérir le mal par le mal. En ce cas, on leur souhaite bien du bonheur : L’Etang et Félix contiennent leur dose de crudité, de cruauté et de phrases aiguisées comme des couperets se contrefichant de la morale bourgeoise qui fut celle de l’enfance de Walser : « Des actes mauvais absolument incompréhensibles, cela n’existe pas. Nous pouvons déchiffrer n’importe quel égarement. Pourquoi faisons-nous un tel tintamarre, souvent, autour de fautes si bénignes ? C’est parce que ce qui est insatisfaisant chez autrui nous satisfait. Ô nous autres ». Un certain bouquiniste aurait apprécié.
Didier Smal
- Vu : 3662