L'épître des ombres et des trombes, Ibn Shuhayd
L’Epître des ombres et des trombes, texte établi, annoté et traduit de l’arabe par Philippe Vigreux, mai 2013, 116 pages, 20 €
Ecrivain(s): Ibn Shuhayd Edition: Sindbad, Actes Sud
Le chant audacieux de Ibn Shuhayd
L’ouvrage est composé de trois parties accompagnées d’un prologue. Dans cette ouverture, ivre de poésie, Ibn Shuhayd compose. Cependant, il se rend compte assez vite de son manque d’inspiration. Cet état l’aurait plongé dans le désespoir s’il n’avait pas rencontré un allié bien particulier : « A ce point je restai court et le souffle tari. Je vis alors à la porte du lieu où j’étais assis un cavalier monté sur un cheval noir autant que l’était sa barbe (…) ». Il s’agit de son génie inspirateur qui désormais l’accompagne et l’aide dans sa tâche : « Depuis lors Abû Bakr dès que mon souffle se tarit, que je perds le fil de mon idée ou qu’un tour me fait défaut je n’ai qu’à chanter ces vers et mon ami m’apparaît ». Avec cette aide venue d’un autre monde, le poète ne peut que réussir dans son entreprise. D’autant plus qu’il fera sur le dos du cheval de son Génie bienfaiteur un merveilleux voyage. Il traversera des mondes inconnus, il foulera des terres lointaines et fabuleuses où il discutera avec les Génies et Djinn pour les obliger à louer son œuvre.
Le lecteur peut voir dans ce voyage une certaine similitude avec celui de Dante accompagné de sa Béatrice quelques siècles plus tard. A une différence près que loin de s’aventurer dans des régions merveilleuses de la mythologie arabo-andalouse, Dante errera dans les limbes à la rencontre des poètes et personnages disparus avant de connaître l’extase du Paradis. Dans ce récit-ci, Ibn Shuhayd, son précurseur en quelque sorte passe l’épreuve du feu. Il doit montrer sa légitimation en tant que poète et connaisseur des différents genres poétiques. Son jury est composé d’Ombres et d’Esprits. En effet, Phillipe Vigreux précise dans son « Avertissement au lecteur », Ombres et Esprits proviennent d’appellation bien précise de la langue classique arabe : « Les tawâbi’ (…) sont des êtres spirituels qui suivent “sans les quitter d’une semelle” un homme ou une femme en vue de les aider, mieux les aimer ou protéger. Ils sont donc à l’image – ou l’équivalent – de leur ombre. On a donné au mot dans le contexte poétique le sens de “génie inspirateur”, qui aide un poète à composer. Quant aux zawâbi’ (sing. Zawba’a, litt. “trombe”), ce sont des esprits, insolents et rebelles, responsables des tempêtes de sable et autres bourrasques ».
La première partie est dédiée aux « Ombres des poètes ». Abû ‘Âmir ibn Shuhayd part en voyage avec son génie inspirateur Abû Bakr au pays des Génies qui ont inspiré des poètes prestigieux du passé. Il poursuit toujours en compagnie de son ami et arrive au pays des « Ombres des prosateurs » avec qui il va déployer ses qualités littéraires dans des joutes tour à tour amusantes et sublimes. Les deux dernières périodes sont consacrées aux « Génies Critiques littéraires » et aux « Génies animaux ». La dernière est plaisante car l’audace de l’âne Noiraud et la prétention de l’oie lettrée ont un accent comique qui amuse le lecteur.
Cependant force est de constater que ces joutes poétiques pèsent par la pédanterie et le caractère orgueilleux de son auteur, le poète Ibn Shuhayd. Souffrant d’un manque de reconnaissance de la part de ses contemporains, Ibn Shuhayd se venge et dans ces épîtres s’emploie à répondre à ses attaquants par des vers d’une préciosité qui rend superficielles et factices ses compositions.
Le lecteur peut néanmoins trouver des passages sublimes comme la description de l’eau dans l’épître des « Ombres des prosateurs » : « Aussi bleu que l’œil d’un chat, une baguette de cristal du plus pur éclat ! Elle a été puisée dans l’Euphrate, et a décanté une nuit dans sa jatte ; et voilà qui brille comme la flamme, aussi pure que la larme. (…) On dirait une essence d’aurore, coulée de lune qu’on irrore ; elle tombe de son aiguière, comme une comète dans l’éther ; la source est son cellier, la bouche est sa nappée, un fil de soie du fuseau détaché, une baguette d’argent qu’on saisit pour frapper ; on te l’ôte : tu péris, on t’en fend le cœur : tu revis ».
L’ouvrage bénéficie aussi de l’érudition de Philippe Vigreux. En effet, les annotations et commentaires ainsi que la richesse du glossaire accompagnent le lecteur dans son périple et l’aident à comprendre ce monde poétique surtout s’il est un néophyte.
Victoire Nguyen
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