L'aiguillon de la mort, Toshio Shimao
L’aiguillon de la mort, trad. japonais par Elisabeth Suetsugu, 2012, 641 p.
Ecrivain(s): Shimao Toshio Edition: Philippe Picquier
Toshio, écrivain, mène une double vie tranquille, organisée, avec d’une part Miho, son épouse depuis dix ans, et ses deux enfants Shinichi et Maya, avec d’autre part sa maîtresse, désignée tout au long du récit par le syntagme « la femme », depuis à peu près autant de temps.
Tout se passe bien jusqu’au jour où Miho lui annonce, brutalement, qu’elle sait tout.
Ce roman autobiographique commence à ce moment précis : Toshio, auteur-narrateur, est mis par Miho en face de soi au cours d’un interminable et virulent interrogatoire sur les détails les plus intimes de son adultère et sur les raisons pour lesquelles il a éprouvé pendant tant d’années le besoin de fréquenter « la femme ».
Pendant trois jours, sans répit, Miho questionne, veut savoir, tout savoir, le contraint à raconter, compter, expliquer, s’expliquer, s’accuser, s’excuser.
Toshio s’étant engagé à rompre et à ne plus jamais rien cacher, la tempête s’apaise et la vie de la famille semble reprendre son cours.
Mais Miho ne se contente pas de ce premier déballage. Bientôt elle revient à la charge, veut tout réentendre, exige des précisions sur tel point, des développements sur tel autre. Que lui a-t-il caché ? Qu’a-t-il omis ? Sur quel détail a-t-il menti ? Pourquoi a-t-il fait ceci ou cela avec « la femme », qu’il n’a jamais fait avec son épouse ?
A partir de là, les crises se répètent, le couple se déchire devant les enfants désemparés.
Dès lors Toshio découvre en Miho, qu’il aime et ne veut pas perdre, avec angoisse, puis avec épouvante, puis avec une fascination croissante, une personne nouvelle, un être parallèle, en souffance permanente, qui se complaît à le harceler, à l’épier, à contrôler ses moindres gestes, à guetter dans chacune de ses expressions, de ses paroles, de ses pensées, tout ce qui pourrait être en relation avec « la femme ».
Les disputes se multiplient ; le soupçon chez Miho, le sentiment de culpabilité chez Toshio deviennent obsessionnels. Mari et femme ne se quittent plus d’une minute, délaissent les enfants, alternent la haine et l’amour.
Chacun nourrit sa folie de celle de l’autre.
Le couple ne s’accorde bientôt plus que sur un point : ce n’est plus vivable.
Alors époinçonné par « l’aiguillon de la mort », chacun, à tour de rôle, menace de tuer l’autre, annonce son suicide, s’exécute, est retenu ou sauvé in extremis par l’autre, ou par le fils, Schinichi.
Les scènes, obsédantes, récurrentes, avec des variantes, montent en intensité, en violence, entraînent le couple et le lecteur vers une issue qui paraît, page après page, toujours plus inéluctable.
Ce tourbillon dévastateur affecte peu à peu tous les domaines de la vie quotidienne : Toshio a de plus en plus de peine à écrire (ce qui pose un intéressant problème littéraire puisque c’est Toshio qui écrit que Toshio n’écrit plus), les commandes des éditeurs se raréfient, la situation matérielle se détériore, les relations sociales se dégradent, la famille s’isole, s’enferme dans une succession continue de cris, de coups, de faux départs, de menaces de meurtre, de suicides avortés, d’examens médico-psychiatriques.
Sans esprit sain, point de corps sain : Miho maigrit, dépérit ; les enfants, mal nourris, mal soignés, pris à témoin, ballottés de ci de là au hasard des crises, vont mal.
Le lecteur, pris dans ce sordide engrenage, suit pendant une année cette hallucinante descente aux enfers, et se demande quel sera le terme de la chute : qui des deux réussira son suicide, qui des deux tuera l’autre, qui des deux finira à l’asile.
Patryck Froissart
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