Gorki et ses fils, Correspondances (1901-1934) (par Yasmina Mahdi)
Gorki et ses fils, Correspondances (1901-1934), éditions des Syrtes, février 2022, trad. russe, Jean-Baptiste Godon, 480 pages, 23 €
La chaîne des sodalités
1. Lettres à Maxime
Les présentes lettres, inédites, sont issues de l’exceptionnelle correspondance entre Maxime Gorki (né en 1897 à Nijni Novgorod, Alexeï Maximovitch Pechkov, décédé en 1936) et Maxime Alexeïevitch Pechkov (1897-1934), son fils légitime, et Zinovi Pechkov, son fils adoptif (né Yechoua Solomon Movchev Sverdlov en 1884, décédé en 1966). Nous découvrons à travers ces missives les conseils paternels de Gorki à Maxime, l’exhortation à l’étude des arts, à vivre en esthète et au dépassement de soi ; ainsi lui écrit-il : « quel ravissement peuvent procurer tableaux et statues », et « L’écriture est une noble tâche, à la fois fascinante et utile aux gens ». Gorki, séparé de son épouse, Ekaterina Pechkova (1876-1965), séjourne à Saint-Pétersbourg, en Finlande, à New-York, à Capri, à Naples. Les voix d’adresse sont affectueuses et abondantes : « cher fils », « fiston », « fils bien-aimé », « cher ami », « doux », « bon », « mon fils chéri », etc.
Les notifications sur les éléments aquatiques, la nage, la pêche, les poissons, sont nombreuses. Le ton est facétieux, complice et amical. Or, le jeune Maxime est occupé de sports du moment, de compétition, des premiers pas de l’aviation (malgré sa dangerosité), de vitesse et de l’arrivée de la modernité, ce à quoi Gorki, un peu inquiet, répond : « La fortune demande son lot de victimes expiatoires ».
Gorki parle de ses relations, dont Ivan Bounine, Chaliapine, « frère de destin », H. G. Wells, des timbres qu’il poste à Maxime et que ce dernier collectionne. Cette chaîne fraternelle compense les nouvelles alarmantes de Russie, comme celles en 1912 de l’armée tirant sur les ouvriers grévistes des mines d’or en Sibérie, suivies du conflit des Balkans. Maxime grandit loin de son illustre père, souffre de son absence, vit auprès de sa mère, dont on suit la trajectoire en filigrane. Pourtant, Gorki ne cède pas au désir de Maxime de le rejoindre. Il s’en explique : « Mais je ne peux rien abandonner, surtout en ce moment, quand les hommes sont si confus qu’ils ne voient pas ce qui se passe autour d’eux » – réflexion qui semble paradoxale, car le grand écrivain a abandonné femme et enfant… Gorki rentre en Russie en 1914, à la faveur de l’amnistie et fait part de sa déception : « j’ai vu (…) des moujiks éméchés [qui] trottaient, gueulaient, se bousculaient, s’injuriaient », critique le système scolaire russe, « cafardage, babillage, bastonnade et feignasserie ». Ses comparaisons sont hautes en couleur : « Tout est blanc comme une crêpe tartinée de crème fraîche et aussi ennuyeux qu’une mouche dans une assiette de soupe ». Le grand auteur se préoccupe de théâtre et conseille à son fils d’assister à plusieurs représentations, lui communique des avis très fins sur les acteur.trices, les pièces, les circassiens, la littérature et les villes où il réside.
Des fléaux récurrents accablent la Russie, incendies, inondations, en plus de l’épidémie de peste, alors que la terrible première guerre mondiale se profile, guerre que désapprouve Gorki, qui engendre « la haine croissante de l’homme pour l’homme et le déclin de la culture européenne qui en résultera ». En 1915, Maxime a 18 ans et passe brillamment ses examens, Gorki est débordé par son travail de romancier, de revuiste, de dramaturge ; le ton devient plus politique, plus franc. Le père s’inquiète de la mobilisation probable de son fils, raisonne librement vis-à-vis des manifestations, tout en sachant que les répliques contre-révolutionnaires et l’après-révolution ramènent souvent la tyrannie et l’intolérance : « Si nous avons vaincu, ce n’est pas parce que nous étions forts, mais parce que le pouvoir était faible. Ce pouvoir faible et corrompu nous a corrompus également. (…) Le nouveau pouvoir n’a pas hérité d’un État mais de ses ruines » [Certaines phrases de Gorki furent censurées [se reporter aux notes de bas de page]. L’on suit la progression des écrits de Gorki, déjà célèbre, la façon dont sont menés les débuts de la révolution : « La sanglante litanie suit son cours, la haine de la “révolution” grandit chaque jour dans la population, y compris chez les ouvriers ». Une note confère : « Gorki dénonça la brutalité des méthodes bolcheviques dès les premières semaines qui suivirent la révolution d’Octobre ».
Maxime, lui, rend compte de la dureté de la période de 1918-1921, de la réquisition par l’armée des denrées alimentaires. Pourtant, il ressent de la joie à Barnaoul et à Viatka car, « l’herbe sera verte, les fleurs en fleurs, et l’on pourra barboter dans les lacs salés qui sont nombreux dans la région ». Lors de son voyage en train, il traverse un immense territoire et reporte ce savoureux passage à propos de moujiks dérobant de l’alcool à de riches propriétaires : « il y avait beaucoup de fosses d’aisance et les gars, ça ne les a pas gênés de diluer l’alcool avec ça. Ils ont tout bu, en se pinçant le nez, mais ils ont bu, ces drôles ! ». Le jeune homme affectionne également la bonne chère : « Sur la table, m’attendent un samovar, une cafetière, cinq livres de beurre (pour sept personnes), du fromage et une montagne de pain blanc encore brûlant. Il y a aussi des bretzels, des petits pains et des kalatchs ». Maxime Pechkov occupait un poste important et servait de messager intermédiaire entre son père et Lénine. L’humour vient sauver les duretés de la situation (arrestations arbitraires, intellectuels déportés ou éliminés, famine, expulsions, et l’« épidémie de typhus (…) faisant près de trois millions de morts »).
Un portfolio de 70 photographies de famille, d’ami.e.s, de documents, est inséré dans le livre. En 1919, le pouvoir bolchevique est établi. Maxime, à son tour, s’inquiète pour son père, considéré par « les blancs » comme « un bolchevik ». Gorki avait pour mission de « traduire et de publier en Russie soviétique les grandes œuvres de la littérature étrangère ». Maxime, en 1921, part en Italie, où les milices fascistes pillent et fusillent les ouvriers socialistes et leurs familles. Néanmoins, Gorki s’inquiète de la pusillanimité de son fils : « Ensuite : tu ne dois t’éprendre ni de femmes ni de liqueurs. Les unes et les autres contiennent du poison ». Les propos des deux hommes sont édifiants, sur la propagande, les (fausses) rumeurs, les faits exacts, la situation de l’URSS, la terreur de la Tcheka et les rôles tenus par celles et ceux qui ont façonné ce régime, cette utopie marxiste et collectiviste, sans que cela ne court-circuite jamais l’amour et l’amitié filiaux indéfectibles, sodalité en dépit des points de divergence – ainsi que le rêve idéal d’une harmonie universelle que partagent les deux hommes…
Yasmina Mahdi
Lire la 2ème partie ==> http://www.lacauselitteraire.fr/gorki-et-ses-fils-correspondances-1901-1934-2eme-partie-par-yasmina-mahdi
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