Être de trop pour l’éternité : liberté et domination chez Sartre (partie 3) (par Augustin Talbourdel)
« Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ».
Jean-Paul Sartre, La Nausée
La « sainte affirmation » de l’enfant
Liberté et domination ne s’articulent jamais pacifiquement et positivement sinon dans le moment stoïcien de la pensée de Sartre. Sans exagérer la familiarité de la philosophie développée dans L’Être et le Néant avec la doctrine stoïcienne, il semble que cette dernière ait soufflé à Sartre la maxime selon laquelle : « l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce qu’on fait de ce qu’on a fait de nous ». Ceux qui, par des excuses déterministes, cachent leur liberté sont des lâches ; ceux qui suppriment celle des autres sont des salauds écrit Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. Celui qui ne se comporte ni comme l’un ni comme l’autre et qui accepte la domination qu’il subit est, sinon un sage, du moins un homme sensé : Sartre greffe la sagesse stoïcienne dans le cadre hobbesien de lutte de tous contre tous.
Plus encore, la lutte entre les consciences se déplace au sein même de la conscience individuelle : charge à l’homme de ne pas laisser sa liberté en-soi dominer sa liberté pour-soi. Dans son essai sur Baudelaire, Sartre décrit le tiraillement intérieur du poète qui perd l’affection de sa mère : ou bien il essaie de se produire soi-même par la création poétique ; ou bien, selon le mécanisme de la mauvaise foi, il cherche à obtenir une reconnaissance en se conformant aux valeurs sociales bourgeoises et revient à son existence antérieure. Cette oscillation entre le désir de liberté par la transgression et celui de reconnaissance par la soumission parcourt l’œuvre de Baudelaire selon Sartre.
La conscience a la possibilité de dépasser ce conditionnement de sa liberté en cédant la néantisation avortée à cause d’autrui contre une affirmation en présence d’autrui. Certes l’individu demeure déterminé par la configuration de la situation et contraint à ne se réaliser qu’à l’intérieur des limites fixées par cette dernière, mais le dépassement et l’arrachement au pratico-inerte lui permettent de recouvrer sa liberté. Ici, le lion se transforme en enfant, enfant terrible dans le cas Genet qui sublime son existence pour-autrui par l’acte poétique. Dans Saint Genet, comédien et martyr, Sartre présente l’auteur du Journal du voleur comme un bouc-émissaire qui endosse la représentation dégradante qu’un groupe social se fait de lui et accepte de vivre avec cet autre que soi auquel autrui l’a identifié : l’image du voleur, pédophile, etc. Genet offre à voir l’envers de l’attente des adultes, restés au stade du lion qui répète « je veux » dans Ainsi parlait Zarathoustra : il incarne tout entier la domination vigilante d’autrui retournée et lui confère le caractère positif d’un projet. Alors s’achève et s’accomplit la pensée de Sartre en matière de liberté, qui se définit maintenant comme un « petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement » (Situation IX). Toute détermination est une négation, dit Spinoza : la liberté réside donc dans l’acte de néantisation de la négation, c’est-à-dire de la détermination, de la domination.
Cette manifestation de la conscience libre au sein d’une situation où elle se trouve largement dominée n’a pas lieu seulement lors de la sublimation poétique. Dans la pensée de Sartre, l’engagement – le plus souvent politique – révèle l’existence d’une liberté malgré l’hostilité apparente des phénomènes. « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation » : une telle phrase ne dit rien d’autre, sinon que le statu quo nécessaire à l’exercice de la liberté est celui de la domination. « Puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement » poursuit-il dans « La République du silence ». La mauvaise foi se définit d’abord comme le désengagement de la conscience par lâcheté, puisque l’homme de mauvaise foi est celui qui « dissimule la totale liberté de l’engagement ». Toujours engagée en-soi dans une situation, la conscience ne retrouve sa liberté propre qu’en s’engageant pour-soi. L’homme engagé, comme l’homme révolté de Camus en un sens, désigne celui qui manifeste sa liberté dans chacun de ses actes : elle est donc le négatif de l’angoisse, son pendant actif, puisqu’elle aussi révèle la liberté de la conscience. Jetée dans l’existence, la conscience engagée pro-jette et, malgré les risques, entraîne l’humanité avec elle dans ses actes et ses paroles puisque, en absence de lois morales, chacun de ses choix s’érige en maxime universelle. « En voulant la liberté nous découvrons qu’elle dépend entièrement de la liberté des autres et que la liberté des autres dépend de la nôtre » écrit-il dans L’existentialisme est un humanisme. L’engagement, comme la poésie, donne à voir le visage réconcilié d’une conscience libre qui domine l’angoisse et la mauvaise foi et qui sait conférer au regard d’autrui sa juste valeur, bien que Sartre ait été avare en mots sur cette dernière question.
Augustin Talbourdel
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