Être de trop pour l’éternité : liberté et domination chez Sartre (partie 2) (par Augustin Talbourdel)
« Et moi aussi j’ai voulu être. Je n’ai même voulu que cela ; voilà le fin mot de ma vie : au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans liens, je retrouve le même désir : chasser l’existence hors de moi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone ».
Jean-Paul Sartre, La Nausée
La « divine négation » du lion
L’homme est libre et partout il domine. Lorsque l’on décompose les rapports des consciences entre elles et les états de liberté et de domination entre eux, on constate d’une part qu’autrui n’est pas le seul à réifier et humilier la conscience déjà-là mais que celle-ci le domine aussi par son regard ; d’autre part que la honte et l’angoisse qui amènent un homme à renier sa liberté sont toujours accompagnés d’une fierté et d’un orgueil qui le poussent à la reconquérir. Dès que l’homme réifié et dépossédé de sa liberté pour-autrui revendique cette liberté et aliène à son tour autrui par la chosification, une « réciprocité négative » s’instaure selon Sartre. Face à la honte imposée par autrui, la conscience réagit d’une part par la fierté en ce qu’elle revendique une identité positive, une réification fondée sur la véritable valeur de l’individu ; d’autre part, par l’orgueil.
L’alternative pour l’individu réifié est simple : ou bien il laisse la transcendance d’autrui le transcender, ou bien il transcende la transcendance d’autrui à son tour. L’existence n’est alors plus seulement enfer mais guerre de tous contre tous, même lors des relations amoureuses. Aussi le tableau social de L’Être et le Néant n’offre-t-il aucun avenir aux rapports entre les hommes. L’orgueil promet un conflit perpétuel entre les hommes et des relations asymétriques entre les consciences. De même que je ressens la liberté d’autrui par la réification qu’il exerce sur moi, de même je prends conscience de ma liberté lorsque je chosifie autrui : la liberté pour-moi n’est que l’envers de la domination pour-autrui, son négatif exact.
L’homme réduit et réifié par autrui ne se limite néanmoins pas à revendiquer sa liberté, il se révolte contre celui qui l’en a privé et entreprend de le supprimer. S’il n’est pas dicté par l’orgueil, le comportement de la conscience humiliée par la domination d’autrui obéit à la haine : l’être dominé cherche alors à se débarrasser de son être-pour-autrui qui le paralyse en supprimant autrui. Sartre écrit : « Celui qui hait projette de ne plus du tout être objet ; et la haine se présente comme une position absolue de la liberté du pour-soi en face de l’autre ». Qu’on songe aux textes de Sartre sur le colonialisme et l’antisémitisme, le premier traité notamment dans la préface aux Damnés de la terre de Fanon, le second dans les Réflexions sur la question juive. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’enfermer autrui dans une nature négative et de ne lui laisser qu’une liberté pour faire le mal. En outre, et pour reprendre la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, à laquelle Jacques d’Hondt préfère celle du maître et du valet, l’homme est esclave du regard d’autrui et autrui dispose de moi comme d’une conscience à son service. Sans cesse, la conscience se révolte lorsqu’elle adopte le statut de valet ; sans cesse, elle domine la révolte lorsqu’elle adopte celui de maître. Pourtant, quand la liberté guide la conscience, comme lorsqu’elle guide le peuple, elle parvient à détrôner la domination comme l’esclave qui supprime la maîtrise. Les lignes de Sartre dans la Critique de la raison dialectique au sujet de la révolution française le confirment. En 1789, le mouvement populaire manifeste une volonté d’anéantissement et offre l’occasion d’une réconciliation autour d’un intérêt commun : mettre fin à une oppression. L’ambition révolutionnaire fait aussi partie intégrante du marxisme de Sartre – celui de Marx et non celui des idéalistes – lequel trouve sa raison d’exister dans l’aliénation exercée par une entité qui domine et dans la volonté d’inverser la relation de domination entre patronat et prolétariat. Le lion remplace le chameau, selon la métaphore nietzschéenne, et libère la conscience du regard réifiant d’autrui.
La pensée de la liberté chez Sartre repose sur la rhétorique du voleur. Lorsqu’il apparaît comme nouveau centre du monde, autrui me vole ma liberté pour-lui : je dois donc lui voler la sienne pour le dominer à mon tour. Ces dominations et réifications successives suffisent-elles à me rendre ma liberté en-soi ? Il faut aussi que je supprime la notion même de vol, autrement dit que je fasse oublier le vol à ma conscience selon un procédé proche de celui de la mauvaise foi. Mais quand le valet supprime le maître, il supprime la maîtrise et la servitude par la même occasion. En supprimant autrui ou en le réifiant complètement, la conscience se supprime aussi en-soi dans la mesure où elle existe par le regard d’autrui. En images : quand deux prisonniers s’évadent dans le film de René Clair, À nous la liberté, ils suppriment le statut de prisonnier. L’un endosse celui de patron et l’autre celui d’ouvrier : lorsque le subterfuge est révélé, leurs deux statuts disparaissent à nouveau et le film s’achève car il n’a plus de raison d’exister. Il en va de même pour la conscience sous la dialectique sartrienne : celle qui lutte contre la domination n’aboutit qu’à la destruction de sa liberté et à sa propre destruction. Sous la plume de Roquentin dans La Nausée : « Je suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre ». Avec les mots de L’Être et le Néant : je me suis libéré du regard d’autrui – qu’importe la manière : en le réifiant, en le supprimant, en m’aidant d’un tiers –, je n’ai plus de motif d’exister pour-autrui, c’est-à-dire d’exister en-soi. Une fois le chameau devenu lion, une fois que l’esclave a supprimé le maître, l’homme est-il encore libre, selon la promesse formulée dans L’Être et le Néant ? La « divine négation » du lion, quaerens quem devoret, demeure inassouvie. La dialectique sartrienne demande à être achevée. Il faut la troquer contre la « sainte affirmation » de l’enfant, selon les termes de Nietzsche au début d’Ainsi parlait Zarathoustra. La dialectique sartrienne demande à être achevée.
A suivre
Augustin Talbourdel
- Vu: 1918