Eros au pays de la balle jaune, Franck Evrard
L’érotique du tennis, préface de Denis Grozdanovitch, 2011, 22 €
Ecrivain(s): Franck Evrard Edition: HermannPeut-être se souvient-on de la lettre T de L’Abécédaire de Gilles Deleuze où le philosophe conceptualisait brillamment les jeux de Borg et de Mc Enroe. Le suédois, affirmait-il, était le représentant des principes populaires, incarnait le style d’un tennis de masse (lift, fond de court, balle haute) alors que l’américain, autre grand créateur du monde de la balle jaune se faisait le héraut d’une pratique aristocratique car inimitable (art de déposer la balle). Le tennis, selon Deleuze, était donc avant tout un sport dans lequel se posait le « problème du style ».
Même si cette « problématique » est évoquée par Franck Evrard, l’angle d’approche théorique du tennis se situe pour lui ailleurs : dans son érotique1. Alors que ce sport a souvent été le véhicule de « valeurs hygiéniques et éthiques » (p.15), il choisit de l’appréhender comme « un spectacle sexué qui séduit par sa monstration de corps dénudés, accessoirisés, qui trouble par l’ambiguïté de ses danses sensuelles » (p.17). Mais son analyse ne s’arrête pas là : « Si une érotique du tennis se fonde nécessairement sur les rapprochements réels ou métaphoriques entre Eros (et ses motifs comme l’amour, le désir, le corps ou la séduction) et l’univers du tennis, elle ne peut occulter la dimension littéraire de la fiction et de la représentation » (p.20).
Car, nous dit Franck Evrard, le tennis et la littérature ont plus d’un point en commun : ces deux pratiques peuvent être considérées comme des arts où le style, l’écart par rapport à la norme, le plaisir lié aux sensations, l’expérimentation du je/u, du corps et de la pensée « sont donnés à lire et à interpréter » (p.23). Et c’est en l’espace de 24 chapitres que l’auteur se livre à cette savoureuse herméneutique tennistique.
A la lecture, on pense parfois à Roland Barthes, plus précisément à ses Mythologies. Le titre du premier chapitre « Le degré zéro du sexe » nous invite d’ailleurs à un tel parallèle. Ainsi, l’approche topique de ce sport – positive, héroïsée, esthétisante – appelle « presque inévitablement un désir transgressif de profanation et de désacralisation » (p.32). Dont acte : Franck Evrard – à l’instar du sémiologue – va chercher à déchiffrer, à décrypter ce que recèle une telle axiologie.
C’est vrai qu’à l’origine, rien ne paraissait moins érotique que le tennis. Discipline du corps, visages inexpressifs, sueur immédiatement épongée, tenues d’une couleur blanche qui « refuse le surgissement vital et le flux libidinal » (p.36). A cela s’ajoute la présence de l’arbitre, « incarnation de la loi » (p.43), du filet, limite impossible à franchir, qui empêche les corps de se toucher, les enferme dans un territoire infranchissable, sous peine de sanction : la perte du point. Mais on voit poindre dans cet ordre frigide ce qui plait tant à Sade : « l’introduction du trouble et du vertige » (p.37). Bâillement du tissu, apparition de la couleur qui oriente le regard. Des exemples littéraires mettent aussi en branle cette territorialité comme cette leçon de tennis dans Le Passé d’Alan Pauls (Christian Bourgois, 2005) où le filet est franchi par le professeur pour rejoindre son élève, Nancy, et laisser place à « un système sensuel » (p.43).
Franck Evrard s’intéresse ailleurs à la dialectique « jouer / aimer ». La doxa fait de l’athlète un quasi-ascète qui aurait renoncé à toute pulsion sexuelle. D’un autre côté, de nombreux sportifs ont confessé la relation entre leurs bons résultats et leurs exploits extra-sportifs. A partir de plusieurs exemples littéraires ou cinématographiques, l’auteur vient éclairer la manière dont s’articulent, s’épousent ou se rejettent le corps sportif et le corps sexué.
La psychanalyse est souvent convoquée dans cette érotique du tennis. Passent ainsi sur le divan du docteur Evrard « le pervers à la raquette », la balle de tennis elle-même, « cette sphère à la rondeur parfaite, comme une représentation symbolique de la mère, du sein maternel, comme un objet partiel visé par la pulsion, qui se détache entre la mère et l’enfant » (p.83) ou les accessoires considérés comme autant de fétiches qui opèrent des déplacements métonymiques du corps. D’autre part, les liens tissés entre littérature, cinéma et tennis sont des plus surprenants et très souvent des plus pertinents. On se baladera ainsi – « à saut et à gambade » aurait dit Montaigne – entre Proust et Gombrowicz, en passant par Nabokov, Philippe Sollers et Roland Barthes. Côté septième art, l’essayiste s’arrête, pour illustrer ou éclairer ses propos, sur de nombreuses scènes issues de films aussi différents que ceux de François Truffaut, de Woody Allen, d’Antonioni ou d’obscures actrices de films pornos…
Denis Grozdanovitch le notait à juste titre dans sa préface, il s’agit là d’un livre « hautement érudit et savamment documenté [qui constitue] une captivante promenade au travers des nombreux autres ouvrages où il est fait allusion au tennis et à ses à côtés » (p.7). C’est aussi un ouvrage qui participe à notre postmodernité, en ce sens que comme le remarque Michel Maffesoli, il s’inscrit dans une « recherche de l’esthétique en tant qu’aesthesis, sensation, partage de sensations, ‘‘sentir commun’’ » (p.19). Postmoderne aussi car il fait cohabiter le futile et le sérieux, le superficiel et le profond, le ahanement du sportif et le Verbe créateur. Il offre ainsi la possibilité de concilier l’amour des lettres et du sport, de la recherche intellectuelle et de la dépense physique car quoi que vous en pensiez – cet essai en témoigne – rien n’est plus riche de sens et propice à l’analyse qu’une partie de tennis.
Note :
1. Soulignons ici que l’auteur est un coutumier du fait puisqu’il avait publié, en 2003, chez Imago, L’Erotique des lunettes.
Arnaud Genon
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