Envoyée Spéciale, Jean Echenoz (2ème critique)
Envoyée spéciale, janvier 2016, 320 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Jean Echenoz Edition: Les éditions de Minuit
Le texte subtil de Jean Echenoz nous invite à suivre les péripéties de Constance, jeune et belle Parisienne désœuvrée qui est sélectionnée, sans son consentement, pour une mission en Corée du Nord, en passant par la Creuse. Autour de son personnage, plutôt passif tout au long du roman, viennent se greffer une multitude de destins qui entrent en convergence, par une voie ou par une autre, à la manière d’un écheveau dont le lecteur doit démêler les fils ou d’une enquête fantaisiste qu’il doit mener à bien.
Il s’agit là en effet d’une parodie de roman d’espionnage – où raison d’Etats et vies privées, dans toutes leurs petitesses, interfèrent, où les héros sont mus par un sens du devoir tout aléatoire et personnel. Pour parfaire l’ensemble, l’auteur accompagne son lecteur en parsemant son roman de métalepses discursives, irruptions en nous ou en on dans le récit, pour en donner les clés à un lecteur étourdi ou distrait, ou pour faire des apartés, des parenthèses argumentatives : « C’est maintenant sur le mari de Constance que nous allons nous pencher, si vous le voulez bien » ; « On se demande à ce propos ce qu’ils deviennent chez Pall Mall, à part Tausk il y a bien longtemps qu’on n’a plus vu quelqu’un fumer ça ».
Ce nous est d’ailleurs soit un nous de majesté de l’auteur – « Quant à ceux qui n’avaient pas compris que le commanditaire se nomme Clément Pognel, nous sommes heureux de le leur apprendre ici » – soit un nous qui inclut le lecteur – « Il n’en sait pas plus que nous sur lui à ceci près que nous autres, un peu mieux informés, avons vu Objat disparaître avec Constance ». Cette adresse au lecteur ou cette complicité avec lui, au détriment des personnages, relégués au rang de marionnettes, produit une jubilation de lecture. Cela culmine lorsque lecteur et personnage sont amalgamés, puis dissociés, selon le bon vouloir de l’auteur : « Mais cessez de vous prendre pour Constance qui a dû, par conséquent, sortir pour aller s’acheter de quoi manger ».
La distance narrative, source de l’ironie du texte, est également entretenue, comme dans Nous trois(1992), par une ambiguïté récurrente sur l’identité du narrateur : « on y est allés » puis « on a très vite fait tout ce qu’il fallait pour gagner en valsant la chambre de Lou Tausk et se retrouver dans son lit» ou encore « On entend bien que la page grince. On ne rigole plus, déclare Pognel » et « Gang, d’abord, s’est jeté sur elle, ce qui nous a déjà pris un bon moment ». L’ironie tient aussi au jeu avec les niveaux de langue : « Vous déconnez, a répété Constance » ; « […] il m’a même expliqué qu’il me tenait par les couilles. Vraiment ? s’est étonné le général en se redressant. Vous me surprenez beaucoup, ce n’est pas du tout son genre de vocabulaire ». Enfin, les trouvailles stylistiques et les décalages humoristiques participent de cet effet de mécanique brillamment huilée : « une chambre d’hôtel maigrement étoilée » ; « son sourire s’est élongé » ; « Les pensées, les soucis, les jonquilles avaient l’air en pleine forme » ; « Nous recevions aujourd’hui Marie-José Sureau qui publie Palimpseste de l’ombre aux éditions du Frein ».
Comme pour tous les romans qui manifestent un goût exacerbé de la langue, l’intrigue est une construction intellectuelle qui permet à l’auteur d’exprimer son habileté discursive en manipulant la narration. Pour Echenoz, et pour la plus grande joie du lecteur, la fiction n’est pas quelque chose de sérieux : on s’y amuse. N’est-ce pas là l’un de ses objectifs essentiels ?
Sylvie Ferrando
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