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Envoyée Spéciale, Jean Echenoz

Ecrit par Didier Smal 01.02.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Roman, Les éditions de Minuit

Envoyée Spéciale, janvier 2016, 320 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): Jean Echenoz Edition: Les éditions de Minuit

Envoyée Spéciale, Jean Echenoz

 

En trente-sept ans, Jean Echenoz (1947) a publié seize romans et un recueil de nouvelles, autant de plus ou moins brèves fêtes lexicales et stylistiques, où la légèreté apparente le dispute à l’appropriation des genres, en particulier le policier et sa variante plus politisée, le thriller. Le dix-septième de ces romans vient de paraître, et si Envoyée Spéciale n’a pas l’envergure de L’Equipée Malaise ou des Grandes Blondes, par lesquels on conviera tout néophyte à découvrir Echenoz, ce n’en est pas moins un excellent cru – pour qui est inconditionnel du style de l’auteur, du moins.

Comme nombre de récits signés Echenoz, Envoyée Spéciale raconte une histoire hautement improbable mais présentée sous les dehors de la banalité même : Solange, une bourgeoise parisienne bien sous tous rapports, est enlevée par trois hommes qui la séquestrent dans une ferme isolée de la Creuse. Rançon est demandée à son mari, Louis-Charles Coste, mieux connu sous le nom d’artiste Lou Tausk, qui, sur conseil de son demi-frère Hubert, avocat de son état, ne réagira pas à cette demande, même après l’arrivée par la poste d’un bout d’auriculaire…

En dire plus, et cela est inévitable, revient à dévoiler une partie de la mécanique narrative mise en place par Jean Echenoz, qui s’est amusé à parsemer le récit d’indices et de références divers, ainsi que de rencontres incongrues et de hasards manipulés. A ces deux derniers égards, plus que d’autres récits du même auteur, Envoyée Spéciale a quelque chose d’un vaudeville romanesque à ambition géopolitique – nous reviendrons sur cet ultime aspect. Ces rencontres pas si fortuites que ça, ces identités dévoilées, c’est le propre d’un narrateur qui joue à raconter, qui se fait entendre un peu partout – Echenoz est à ce titre l’antithèse absolue d’un Flaubert, qui proclamait ceci : « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas ». C’est son antithèse absolue, et c’est ça qui fait sa force par rapport à nombre d’écrivains francophones contemporains qui ne peuvent s’empêcher de glisser l’un ou l’autre commentaire sur tel ou tel comportement d’un personnage, à la façon d’un Foenkinos par exemple : quand eux font mine d’être absents mais sont bien présents, Echenoz s’impose, pour le plus grand plaisir du lecteur qui devient complice mais pas au détriment des personnages – au contraire, l’auteur de Cherokee fait en sorte que toute empathie leur soit conservée.

Il faut le souligner : Jean Echenoz, lui qui a toujours l’air si sérieux sur les photos, lui qui arrive au terme de sa septième décennie, est un grand gamin qui s’amuse à écrire des romans au style chiadé (puisqu’il apprécie les occasionnels mélanges de registres de langue, qui provoquent un léger décalage humoristique, faisons de même), et qui, n’aimant pas s’amuser seul, convie le lecteur, comme ici : « Détour par son bureau où il rafle une cigarette Pall Mall – on se demande à ce propos ce qu’ils deviennent chez Pall Mall, à part Tausk, il y a bien longtemps qu’on n’a plus vu quelqu’un fumer ça », et on se dit que l’auteur a choisi cette marque juste pour le plaisir de l’incise. Plus loin, c’est une érudition tout à fait incongrue qui est étalée à la seule destination du lecteur, puisque ça ne fait pas avancer le récit et que les personnages n’en ont cure, et que l’auteur le revendique, de surcroît : « nulle raison, direz-vous, de croiser des éléphants dans la Creuse et sur ce point nous sommes d’accord, nous ne le mentionnons que pour la raison suivante. Selon les travaux du docteur L. Elizabeth L Rasmusse, les femelles de l’Elephas maximus usent comme toute espèce animale d’une certaine combinaison de molécules dès le moment où l’exercice du rut devient envisageable, voire souhaitable. [La scientifique] a démontré avec succès que cet assemblage moléculaire […] se trouve être exactement le même chez l’éléphant que chez plus d’une centaine d’espèces de papillons. Nous pensions qu’il n’était pas mauvais que ce phénomène zoologique, trop peu connu à notre avis, soit porté à la connaissance du public. Certes, le public a le droit d’objecter qu’une telle information ne semble être qu’une pure digression, sorte d’amusement didactique permettant d’achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit. A cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l’heure : pour le moment ». Et le lecteur averti sait déjà qu’il sera plus loin question d’au moins un éléphant.

A ce petit jeu avec le lecteur, Echenoz ne sort pas toujours vainqueur, malheureusement, mais ce n’est pas grave. Disons juste que l’habitué des salles obscures aura tôt fait de deviner que le bout d’auriculaire que reçoit Tausk n’appartient pas à Constance mais bien à la jeune femme qui accompagne les ravisseurs, et que n’importe qui a compris, vingt pages au moins avant que l’auteur l’explique, que Constance souffre du complexe de Stockholm – à ceci près que l’auteur le combine à celui de Lima pour Christian et Jean-Pierre, ses deux gardiens. De même, mais cela fait partie du jeu engagé entre l’auteur et le lecteur, on devine relativement tôt certains des liens progressivement dévoilés au fil du roman.

Mais au fond, cela importe peu : l’histoire et sa mécanique, précise, parfois affolante (amener un éléphant dans un récit se déroulant pour une bonne partie dans la Creuse, il faut le vouloir), entraîne le lecteur, qui en jouit tout comme il jouit des apartés, des digressions et autres parenthèses. Voilà le grand verbe pour décrire le plaisir de la lecture d’un récit signé Jean Echenoz : on jouit. Et on jouit avant toute chose d’une langue qui pourrait être précieuse si elle n’était pas tant apte à dire le trivial avec élégance et précision, à surprendre le lecteur par sa capacité à respecter la syntaxe comme on le fait avec une vieille tante : en lui tirant la langue dans le dos, sans parler de ce « on » que Echenoz l’envahissant semble avoir volé à Flaubert le discret comme Prométhée a volé le feu aux dieux : « Peu à peu, en effet, après qu’on a croisé personne le long des vicinales et départementales sinueuses, ont paru quelques signes avant-coureurs d’activité : plantations, pâturages, parfois même un hangar. Une fois l’on a vu, dos tourné à la route, au milieu d’une culture de pois protéagineux, pisser un paysan sous sa casquette. On le devinait, tenant son membre à deux mains, les yeux posés sur son lopin dont il tentait d’estimer le montant compte tenu des frais de notaire ».

Quant à l’histoire, comme d’autres avant signées Echenoz, elle entraîne le lecteur en un voyage improbable, dont les moindres modalités sont connues (classe dans laquelle voyage chaque personnage, nombre d’étages de l’hôtel, etc.) sans que cela soit fastidieux. Dans Envoyée Spéciale, il s’agit de la Corée du Nord, sous un prétexte magnifique par son incongruité absolue – mais que nous ne dévoilerons pas ici. Dans les pages relatives à ce pays sous la coupe d’une dynastie autocratique, Echenoz excelle : son minimalisme (on peut préférer parler de sobriété stylistique, c’est moins connoté, ça fait moins école, et ce n’est pas plus mal pour un auteur aussi unique) fait mouche à chaque phrase pour dire l’un des pays les plus cruels et absurdes à la fois de la planète, cette ubucratie aussi folle que fascinante : « D’assez loin, au sortir d’un tournant, Constance à commencé d’apercevoir les deux statues monumentales : côte à côte et hauts de vingt mètres, les anciens dirigeants père et fils étaient reproduits en bronze doré. Couvert d’un long manteau, le généralissime Kim Il-sung, notamment qualifié de Soleil de la nation, et leader éternel, tendait son bras droit vers l’avenir radieux, le passé magnifique, la voie à suivre ou les trois en même temps, à moins qu’il ne hélât un autobus ».

En quelques mots seulement, Echenoz a montré la grandiloquence du régime nord-coréen et en a fait sourire ; que demander de plus ? Rien, puisque chaque personnage, même secondaire, a une épaisseur telle qu’il se détache du papier et que le lecteur a l’impression de le connaître pas si intimement, du moins assez pour savoir s’il aurait envie de le fréquenter, ou du moins d’en savoir plus sur sa vie – c’est l’empathie évoquée ci-dessus. Voilà donc qu’on vient une fois de plus de passer quelques heures en compagnie d’un auteur à la gravité légère, à moins qu’il s’agisse d’une légèreté grave, en tout cas un fin styliste dont l’œuvre comporte suffisamment de chefs-d’œuvre pour que l’on puisse jouir deEnvoyée Spéciale sans arrière-pensées et autres plans tirés sur l’éternité littéraire. C’est un putain de bon bouquin, c’est tout.

 

Didier Smal

 


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A propos de l'écrivain

Jean Echenoz

 

Jean Echenoz, né en 1947, est un auteur français. Son œuvre compte quinze romans dont Je m’en vais, prix Goncourt 1999.

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.