Elephant Island, Luc Baba
Elephant Island, février 2016, 224 pages, 17 €
Ecrivain(s): Luc Baba Edition: Belfond
Comment écrire un roman sur l’endroit où l’on vit, ayant pour cadre l’endroit où l’on a grandi, sans tomber dans le régionalisme pur et dur, à destination d’une collection littéraire subsidiée par une région ayant besoin d’art pour se sentir exister ? Comment, en fait et de manière générale, dire le particulier sans tomber dans le piège du particularisme ? Comment, pour préciser vraiment notre propos, dire l’universel à partir du spécifique sans pour autant perdre de vue le spécifique en question ? C’est la question qu’a dû se poser le Belge Luc Baba (1970) au moment d’écrire son dernier roman en date, Elephant Island, dont l’action se situe pour l’essentiel à Liège, entre 1917 et 1977, mais qui parvient pourtant à toucher le lecteur qui n’aurait jamais mis les pieds du côté de la Batte (un grand marché dominical) ou du Vertbois (un bâtiment du XVIIIe siècle qui a connu de multiples fonctions), un lecteur qui se laisserait emporter par le souffle d’un style juste et d’une histoire universelle : celle des enfants qu’on soumet à et par la violence, et dont pourtant certains parviennent à s’en sortir, par le rêve peut-être, et à être des adultes capables d’écrire parce que la nostalgie a ses limites, écrire parce que l’esprit humain grandit, et qu’il est parfois l’heure de consigner ses actes.
Oh ! qu’on se rassure ! Baba, qui lui-même vit à Liège, n’a pas, heureusement parce que la mode en devient sordide, surtout du côté des romans policiers, écrit un énième roman sur la pédophilie et ses horreurs ; non, il évoque le sort des orphelins, ou plus prosaïquement des enfants abandonnés par leur famille aux bons soins d’institutions où s’exprimait le sadisme le plus vil de la part d’hommes dont, effectivement, ainsi que l’auteur le fait remarquer subrepticement (ce n’est vraiment pas le sujet de son roman), certains abusaient des jeunes gens confiés à leurs soins. Cela faisait partie d’un système global, où l’enfance dans ces institutions était maltraitée, abîmée, détruite, et cela est le sujet d’Elephant Island, et tout roman sur l’enfance n’a le choix qu’entre deux voies : celle de la réussite sous forme d’une narration humaine, rarement empruntée, et celle de la nostalgie, larmoyante ou souriante, peu importe, la plus fréquentée – Baba a réussi son roman.
Celui-ci a pour narrateur un certain Louis Dabée, né en 1910 à Liège, et placé dans un orphelinat, le Vertbois, par sa mère début 1917, tandis que sa sœur Rose est placée dans une institution de jeunes filles tenues par des sœurs, Sainte-Barbe. Chacun à sa façon, les deux enfants seront confrontés à la dureté extrême de ce système, avec d’un côté le règne des coups, de l’autre celui de l’endoctrinement – Rose finira par appartenir à un ordre, duquel elle sortira pour mener une vie laïque et sainte au service des enfants maltraités. En un sens, Louis aussi finira par se mettre au service des mêmes enfants, une fois devenu journaliste (et amoureusement marié, et heureux père), prompt à relayer le scandale de Belle-Ile-en-Mer, ce terrible bagne pour enfants, cette colonie pénitentiaire qui a toujours meurtri et jamais guéri, ou à tenter de mettre en évidence les sévices subis par des enfants à Ciney.
Entre-temps, bien loin d’un roman affligeant ou sombre, Baba parvient à brosser aussi le portrait d’une région bien réelle et bien vivante sous sa plume, évoquant la sidérurgie, les charbonnages, l’Exposition internationale de 1930 ou encore « le Congo suintant l’or ». Il est aussi question du lancier Fonck (le premier belge soldat mort durant la Première Guerre mondiale), des chanteries de coqs, de bouquettes (des crêpes épaisses à manger le lendemain de Noël) et même, indices temporels discrets, d’un « phonographe » et de Tino Rossi. Au passage, le krach boursier de 1929 s’invite même dans ce pourtant bref roman qui, par le double art de l’élagage et du trait précis, parvient à faire entrer tout un univers dans quelques lignes seulement : « En cette année 1930, des hommes se sont défenestrés parce qu’ils avaient perdu beaucoup d’argent, et ce n’était qu’un début. C’est qu’ils y avaient gravé leurs illusions. Pendant qu’ils tombaient sans un cri de leur treizième étage, la Belgique fêtait son anniversaire avec des tambours et des confettis, des trompettes et des éclopés ».
Comme on peut le constater dans le bref paragraphe reproduit ci-dessus, ce qui confond le plus le lecteur, encore plus que le propos de Baba, c’est la sobriété et la justesse de son style, et ce dès les premières pages, du discours moralisateur tenu par le directeur du Vertbois, l’orphelinat où sa mère le laisse (« Le sort a privé votre Louis du soutien paternel, vous le privez de l’amour d’une mère […]. Nous commencerons par le renforcer, car la faiblesse physique est source de souffrance, et vous savez que la souffrance engendre la paresse et l’ivrognerie ») à un témoignage d’une horrible exactitude sur la guerre (« Vous récitez des trucs, j’applaudis, ouais j’applaudis, mais vous n’avez jamais eu de la boue dans vos gamelles, pas vrai, les larves ? Vous croyez quoi ? Que vos pères ils s’écroulent dans une prairie en criant vive la patrie ? Ils pleurent. Ils pleurent de trouille dans leur trou pendant des semaines, et ceux qui refusent de boire l’eau infestée par les cadavres, ils sucent des cailloux pour oublier la soif. Des cailloux. Et puis un matin y a l’officier qui se met à gueuler, alors on se lève, on court, ça siffle, et les têtes éclatent autour de vous qu’on dirait des pommes blettes, et on dit rien, on continue, on court ») ; chaque prise de parole d’un personnage, quels que soient son sexe et son âge, est exacte, comme si Baba s’était ingénié à vérifier chaque petite musique, à faire sonner juste chaque voix entendue, y compris et surtout Rose pour les lettres touchantes qu’elle envoie à son frère.
Quant à celui-ci, pour y revenir, il est confronté à un rêve tôt dans le roman, qui est alors, dans ses premières pages, un roman sur la jeunesse (mais pas nécessairement pour la jeunesse) : partir pour Elephant Island, une île du grand Nord vers laquelle Henry Métivier, un Canadien rencontré au Vertbois où il se cachait, propose à Louis de s’embarquer suite à une petite annonce lapidaire : « On demande des volontaires pour un voyage dangereux. Faible rémunération, froid glacial, longs mois d’obscurité totale, danger permanent. Retour sain et sauf non assuré. Honneur et prestige en cas de succès ». Ces deux ultimes récompenses vont faire rêver Louis, qui n’embarquera jamais (sauf à soixante-sept – ce roman est belge ! – ans, dans un ultime et émouvant de justesse chapitre), mais gardera toujours au cœur ce rêve d’aventure, qui le soutiendra en l’incitant au rêve, même si c’est à propos « d’un enfer, le seul que j’aurais échangé contre quelques-uns de mes paradis, mais un enfer tout de même ».
Tous, à un quelconque degré, avons ou avons eu un Elephant Island, un rêve dont l’irréalisation même a pu posséder sa propre signification : sa seule existence suffisait à combler une vie. C’est à tous ceux qu’a fait rêver une Ile de l’Eléphant que s’adresse ce roman ; quand on disait qu’il avait une portée universelle…
Didier Smal
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