Dans la chambre obscure, R. K. Narayan
Dans la chambre obscure, traduit de l’anglais (Inde) par Anne-Cécile Padoux, 28 août 2014, 186 pages, 8,95 €
Ecrivain(s): R. K. Narayan Edition: Zulma
Le hasard du calendrier éditorial permet parfois de bien heureuses correspondances.
Lire Dans la chambre obscure de Narayan quelques semaines après avoir savouré Kumudini de Rabindranath Tagore est une coïncidence plaisante dont il faut remercier les éditions Zulma.
Savitri, l’héroïne de ce roman, est, comme Kumudini, une épouse indienne qui subit douloureusement les contraintes de la tradition socio-culturelle locale de totale soumission au mari et qui est tenue de souffrir sans broncher les moindres fantaisies de son « maître ».
La mise en relation de ces deux héroïnes offre au lecteur deux visions différentes et complémentaires, sur une thématique assez similaire, de la condition de la femme indienne dans la première moitié du 20e siècle (le roman de Tagore est paru en 1929, celui de Narayan en 1938).
Kumudini est d’une famille bourgeoise quasiment ruinée mais respectée, de la caste des brahmanes, Savitri, modeste épouse de Ramani, cadre moyen dans une société d’assurances, est une mère de famille passablement conventionnelle qui houspille, dans sa maison de Malgudi (ville imaginaire, archétypale des villes moyennes de l’époque, créée par l’auteur), sa domesticité réduite et qui se fait un devoir de se hâter à remplir ses multiples obligations conjugales et de manifester sa soumission à l’endroit du seigneur de la maison, un homme autoritaire et acariâtre.
« A la vue de son mari, Savitri sentit sa gorge se serrer. Il faisait les cent pas sur la véranda devant la maison… Lorsqu’elle fut à la grille, il constata en la regardant fixement :
– Tu m’as fait attendre une demi-heure ».
Toutefois, quand les récriminations et les brimades de l’époux lui paraissent disproportionnées et trop injustes, Savitri se réfugie dans une minuscule pièce sans fenêtre et s’y enferme dans un mutisme qui peut durer plusieurs jours et s’accompagner d’une sorte de grève de la faim.
L’héroïne de Tagore utilise également, à plusieurs occasions, ce système de défense contre le joug socio-familial traditionnel.
Mais la ressemblance ne va pas plus loin. Kumudini exerce ce mode de retrait avec fierté, avec orgueil, en le mâtinant de dédain et de mépris, voire d’ostensible dégoût à l’encontre de son époux, tandis que chez Savitri la prise de distance se limite à une bouderie quelque peu enfantine, même si, à certains moments, s’y manifeste une tendance suicidaire qui se traduira dans le cours du récit par un dramatique passage à l’acte…
En effet, la coupe déborde lorsque Ramani fait affecter dans son service puis prend pour maîtresse Shanta Bai, une belle femme libérée qui a quitté son propre mari en dépit de la réprobation familiale. L’ayant appris par une amie qui lui veut du bien, Savitri se rebelle.
« Je suis un être humain, lança-t-elle en respirant bruyamment. Vous autres hommes, vous ne l’admettrez jamais. Pour vous, nous ne sommes que des jouets quand vous êtes d’humeur à caresser, et des esclaves le reste du temps. Ne croyez pas que vous pouvez nous cajoler quand ça vous chante et nous donner des coups de pied selon votre bon plaisir ».
La contestation atteint là son paroxysme… et retombe comme une baudruche dégonflée face à l’indifférence de Ramani, sûr de « son bon droit » d’entretenir une concubine sans avoir à en rendre compte à sa légitime.
Savitri tente alors le suicide, et le roman se poursuit avec son lot de péripéties jusqu’au moment où les règles sociales et la tradition reprennent inéluctablement le dessus.
Pour Savitri, comme pour Kumudini, la révolte échoue.
Après une période d’ébullition, le lourd couvercle de la coutume et de l’usage retombe sur Savitri… et l’ordre règne entre le mari, sa femme, et sa maîtresse.
Narayan situe l’histoire, explicitement, dans la narration, en 1935.
Quatre-vingts ans après, qu’en est-il de la condition féminine en Inde ?
Grâce aux éditions Zulma, qui viennent de republier successivement ces deux grands romans, le lecteur peut penser que Narayan et Tagore avaient prévu que la question se poserait aujourd’hui à lui, et que ces deux génies avaient anticipé la réponse…
La version française due à Anne-Cécile Padoux est d’une qualité d’écriture remarquable.
Patryck Froissart
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