Créer "Chef-d'oeuvre" de Christian Lollike
ou les quatre voix dans la poussière du monde
Simon Delétang est un infatigable guetteur du théâtre d’aujourd’hui. Il a pour lui l’énergie de sa jeunesse et l’on comprend qu’il soit un « frère » du danois Christian Lollike qu’il a été le premier à monter en France en 2011 avec sa pièce Angoisse cosmique ou le jour où Brad Pitt fut atteint de paranoïa. En 2012, il aborde Chef-d’œuvre avec les étudiants du TNB. C’est avec quatre jeunes comédiens de cette équipe qu’il revient sur le texte qu’il crée en traduction française aux Ateliers à Lyon, en mai 2013, théâtre dont il fut jusqu’à récemment co-directeur.
Le texte s’interroge sur le spectacle du monde, celui sans doute qui n’eut pas d’égal dans la mémoire des hommes : le 9/II à New York. Est-ce bien lui le chef-d’œuvre absolu, plus que l’acte guerrier et terroriste, des images en direct live pour nourrir le monstre CNN ? Lollike ne peut donner à voir et à entendre la pièce sur les étrangers qui semblait initialement prévue. Il faudra faire concourir toutes les horreurs du monde : Rwanda, famine africaine, Titanic, Beslan. Le monde ne serait-il devenu qu’un immense reality-show ?
Nous sommes donc tous les téléspectateurs, qui découvrîmes sur nos écrans en 2001, dans la belle lumière de septembre, le premier petit jet qui nous semblait n’être qu’un jouet, se jeter sur la tour encore jumelle du WTC. Le plateau du théâtre a été repeint de frais. Blancheur des murs latéraux et du sol, au loin le grand mur noir. Les TWiN TOWERS se dressent ; elles sont deux hautes bibliothèques étroites rouges, ces deux architectures fantomatiques que nous retrouvons du regard, avec mélancolie, dans les films d’avant leur chute. Celle de droite supporte des livres et celle de gauche est vide. Elles sont rouges de la mort à venir. De dos, quatre comédiens que l’on devine jeunes sont assis sur des chaises, ils n’ont pas de chaussures. Un homme tout aussi jeune qu’eux est installé derrière une console, créateur de sons : Nicolas Lespagnol-Rizzi. Autour de lui, guitare électrique, enceintes. Et puis pour la fin du spectacle, quatre micros sur pied, rangés du plus grand au plus petit, comme de minces silhouettes humaines noires, sont alignés sur la droite. Pendant plusieurs minutes, les quatre comédiens (deux jeunes filles et deux jeunes hommes) vont être des danseurs silencieux, des marcheurs au visage impassible. Une chorégraphie s’organise, assis ou en mouvement, seul ou à deux à trois ou à quatre, au ralenti et en accéléré, ils vont et viennent. Sont-ils les piétons de New-York City ? Qui brusquement lèveront la tête et verront ou croiront voir l’impensable attaque sur les forteresses de la puissance américaine ? Au-dessus de leur tête, de nos têtes, comme s’il y avait eu une communion des spectateurs dans la salle et sur scène, grossit le bruit tragique des hélicoptères, ceux des secours ? Nous sommes ensemble dans cette infernale lumière. La salle est encore éclairée. Ils n’ont pas encore prononcé un seul mot du texte. Ils ne sont d’ailleurs pas des personnages. Anonymes comme nous, assis là. Dans l’odeur encore fraîche de cette peinture de décor. A contre B, une fille en pantalon bleu contre un garçon en pantalon rouge. Joutes verbales, performances réelles devenues de dérisoires pantomimes. Les deux autres finiront par retourner leur chaise en direction de la salle. Chaises tournantes des amateurs d’Hollywood et des séries télé. Faire enfin face aux immeubles jumeaux : parfait dispositif frontal du théâtre. Ils parlent en duo, seuls, à quatre. Simon Délétang, dans son travail de metteur en scène, aime à faire des voix parlées des comédiens, des concerts. Les comédiens sont toutes les voix possibles, celles des victimes, du bourreau, Mohammed, et de tous les autres. Mohammed a le visage d’un jeune asiatique. Il est Etranger.
Et puis, ils sont enfin debout, tous les quatre, derrière leur micro, tous, torse nu, ensanglantés, assassinés, violés, percutés par le maître Terroriste Oussama Ben Laden. Grand organisateur du son du spectacle et du maquillage en somme, masqué d’un accessoire de carnaval. Le plateau est presque dans l’obscurité, ils sont les quatre voix recouvertes de la poussière du monde. Machines à fumée qui nous les cachent et nous enveloppent avec eux dans la poussière des deux tours qui se sont finalement effondrées, ce mardi 11 septembre, au commencement du vingt-et-unième siècle. Les barbaries faites aux femmes violées du Rwanda, l’innocence perdue des enfants de Beslan, et les proches du pompier de Manhattan « gueulent » la violence humaine.
Et Mohammed Atta prend la parole, la seule parole solitaire. Une longue toile en rideau de scène nous montre le visage grave sans âge du principal instigateur des attentats. Il nous toise, peut-être nous nargue-il encore ? Sa voix en arabe. Sa voix poétique, en anglais, en français, nourrie des mots de Lollike est celle d’un homme.
Les trois autres comédiens gisent au pied des tours renversées, la tête recouverte d’un sac de plastique.
Brusquement, brutalement le rideau de scène tombe, le chef d’œuvre n’est plus. Le visage d’Atta a disparu sur le sol. Pas de paradis avec les vierges. NOIR.
Marie Du Crest
La pièce Chef-d’œuvre de C. Lollike a fait l’objet d’une recension dans la revue.
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