Chef-d'oeuvre, Christian Lollike
Chef-d’œuvre, traduction du danois Catherine-Lise Dubost, Editions Théâtrales, collection Traits d’Union, 2008, 36 pages, 9 € (chez le même éditeur : Service suicide ; Histoire à venir)
Ecrivain(s): Christian Lollike
WTC 9/11 ou peut-on encore faire du théâtre ?
Chef-d’œuvre est une œuvre coup de poing. Son auteur revendique l’influence du philosophe slovène Zizek, auteur de Bienvenue dans le désert du réel, ouvrage dans lequel il s’interroge sur la dimension spectaculaire de l’événement universellement médiatisé. Elle peut révolter, ébranler les convictions des lecteurs et des spectateurs, elle dérange les bonnes consciences.
Comme souvent chez Lollike, les personnages n’existent plus. Il se sert des lettres de l’alphabet de A à Z pour identifier l’entrée des voix. La première partie du texte convoque les voix de A à D. Il s’agit des positions de débatteurs autour de la question des spectacles qu’offre notre monde, spectacles de terreur, spectacle de téléréalité ; de toute façon tout est performance.
Quel est le chef-d’œuvre ? Comme le pense Stockhausen, le 11 septembre 2001, l’œuvre d’art absolue « spectaculaire, infâme et irrésistiblement belle » (A p.2) ou B qui lui juge les famines d’Afrique comme les œuvres d’art par excellence ? Chacun défend son point de vue sans écouter véritablement l’autre. Pourtant le sujet ne serait-ce pas une pièce sur les Etrangers ? Il y a les spectacles du monde mais aussi les performances d’artistes, celle d’Acconci par exemple. Et au fond, les attentats de WTC sont bien plus forts que tout le reste. Les artistes pourtant rivalisent de propositions obscènes comme l’autrichien Nitsch qui dépèce des animaux. Et B et D d’entamer une dispute sur le film Titanic et le 11 septembre :
D
Titanic est bien mieux que Les Deux Tours !
B
Non.
D
Merde.
Puis la voix de Mohammed se fait entendre et les voix ABCD vont répéter : je suis Mohammed, p.11.
Ce ne sont plus des opinions qui se donnent la réplique mais l’un des auteurs des attentats du 11 septembre qui voudrait être un comédien parce qu’il commet l’œuvre d’art absolue ; il s’imagine en L. Di Caprio, En Mel Gibson ou J. Roberts. La parole est à la première personne. Oui mise à distance : c’est Mohammed qui le dit (D p.13). Comment Mohammed passe-t-il à l’acte ? Les voix racontent son dernier repas à bord de l’avion qu’il fera sauter. Et tante Alice prend la place de D pour dire tout le mal qu’elle pense de Mohammed. Lollike semble multiplier les points de vue sur ce qui a eu lieu à New York. Des mots à la place des images qui hantent encore aujourd’hui des milliards de gens.
Et l’horreur se déplace. En 2002, dans un théâtre moscovite, des tchétchènes font feu. Mise en abyme vertigineuse puisque cela est dit dans un texte dramatique et que les comédiens en scène étaient en uniforme et leurs assaillants aussi. Deux ans plus tard, de jeunes élèves d’une école à Beslan sont pris en otages. Et bien avant, il y a eu « The Rwanda killing ». Ce qui importe, c’est la représentation, la théâtralisation de ces actes violents.
IF YOU ARE NOT ON TELEVISION YOU ARE A LIVING DEAD.
Les voix répètent 4 fois cette sentence terrible. La médiatisation fait le chef-d’œuvre. Lollike s’attaque au politiquement correct, au pathétique occidental.
La deuxième partie incarne les discours de la partie précédente. Vont s’entrelacer les répliques de l’épouse d’un pompier Randy, parti sur les lieux de l’attentat new-yorkais, celles d’un enfant de Beslan, d’un passager de bus à Hamburg malmené parce que musulman, d’une femme hospitalisée et victime de viol au Rwanda et puis arrive celle de Mohammed Atta, p.26 (W). L’écriture elle-même change, elle joue sur la concision. Souvent un seul mot constitue une réplique : Ecarte (W). Les phrases nominales se multiplient dans la violence qu’elles charrient. L’évocation des suppliciés rwandais illustre parfaitement cela : des jambes et des bras coupés ou plus loin dans le texte : Les mouches. Les pleurs. Des enfants, p.28. Les horreurs des guerres commises sur les corps sont dites avec une grande violence verbale jusqu’au mot-son « Bang » « Bing » « Toc ». Le sang et le cri des enfants de Buslan, la gorge tranchée des hôtesses de l’air dans l’avion américain. Les verbes à l’impératif, p.31, réaffirment l’enfer. Les voix des passagers qui appellent de leur portable s’entendent aussi. Voix enfantines.
La dernière partie du texte est plus courte. C’est un monologue que la lettre M ouvre, comme si cette fois-ci Loliike pensait en terme de personnage à nouveau puisque le M renvoie à l’initiale du prénom de l’un des terroristes des attentats de septembre 2001, M pour Mohammed. Il retrace sa vie et connaît déjà la date de sa mort. Il s’adresse aux américains, aux occidentaux, aux non-musulmans (usage du vous). Il les met en accusation, leur parle de leur haine qu’il a ressentie. Et il sait que ce sera pour CNN un fabuleux moment de direct. Il est à la fois profondément amer, sans illusion et cependant humain dans son désespoir et son innocence perdue. Et seule la prière pourra l’apaiser.
Chef-d’œuvre parle de l’inhumanité, c’est-à-dire justement de ce qui conduit les hommes à commettre des violences mortelles contre les leurs. Lollike s’est emparé d’une matière tragique puissante, rendant à chaque être sa part d’humanité. Un peu à la manière du film Vol 93, les terroristes par-delà leurs actions folles et assassines montrent leur peur, ici celle de M au bout de sa vie et de son projet de destruction.
Marie Du Crest
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