Contes et légendes inachevés, Intégrale, J.R.R. Tolkien
Contes et légendes inachevés, Intégrale, mai 2014, traduction de l'anglais de Christopher Tolkien, 527 pages, 8,80 €
Ecrivain(s): J. R. R. Tolkien Edition: Pocket
Histoire vient du grec historia, le récit. Il s’agissait d’abord d’une narration fictive puis Hérodote décida au Ve siècle avant Jésus-Christ que l’histoire raconterait ce qui était arrivé réellement aux hommes pour que le souvenir ne s’en perde pas.
Qui mieux que Tolkien a joué sur cette marge étymologique ? Son lecteur sait pertinemment que tout ce qu’il raconte est né de son imagination mais l’imbrication complexe des événements et la foule de détails réalistes sont troublantes. Le titre Contes et légendes inachevés ne laisse pourtant planer aucun doute sur le degré de fiction des textes qui y sont rassemblés, même si en remontant au passé de la Terre du Milieu, bien connue par les amateurs de la trilogie Le Seigneur des anneaux, Tolkien feint d’être l’historien des trois Âges. Un doute serait pourtant presque permis quand sous le narrateur Tolkien sévissent le généalogiste, le cartographe et le philologue. N’est-il pas le premier auteur de fiction, et en cela un précurseur, à dresser un arbre généalogique, tracer à la main les cartes du lieu où se déroule l’action ou indiquer en note l’étymologie des mots qu’il a inventés ? Simbelmynë, fleurs égayant les tertres funéraires dans la langue des Rohirrim : le rêve commence.
Au Premier Âge, la cinquantaine de pages intitulées De Tuor et de sa venue à Gondolin nous entraîne dans un périple à travers des décors grandioses. Peu d’action mais le mot « dépaysement » prend ici son sens plein. Quant aux aventures que vit Turin dans Norn I Hîn Hurin, la geste des enfants d’Hurin, elles auraient mérité qu’un scénariste se penche sur elles plutôt que sur les exploits enfantins de Bilbo. Le destin de Turin tient de celui des chevaliers errants, de Robin des Bois et d’Œdipe. Turin est fils d’une mère, frère d’une sœur et enfant de l’exil. Car femmes et enfants ont leur place dans l’imaginaire de Tolkien, en cela plus réaliste que les historiens ignorant largement cette part de l’humanité.
Au Second Âge, dans Aldarion et Erendis, le héros éponyme est déchiré entre sa passion pour la mer d’une part et de l’autre son devoir d’héritier du trône et son amour pour Erendis. Sa fille, la princesse Ancalimë, en faveur de laquelle il fait changer la loi sur la succession, deviendra une reine marquée par la véritable guerre des sexes que se sont livrée ses parents.
Représentant à eux seuls plus de la moitié du recueil, ces trois contes certes inachevés sont cependant captivants si on les lit libéré de la notoriété de leur auteur, de sa popularité relancée par le cinéma et surtout de la tentation de ramener intellectuellement le moindre mot, la moindre allusion vers leSeigneur des anneaux à l’origine de cette gloire.
Car le plaisir naïf mais précieux de se laisser raconter des histoires laisse place, à partir de la fin du Second Âge jusqu’au bout du recueil, à une curiosité intéressée. Les amateurs de Tolkien, ceux avides de mieux connaître le passé de leurs héros favoris et de la Terre du Milieu, trouveront des miettes à compléter par la lecture de l’autre ouvrage posthume, le Silmarilion. Comment Isildur est-il mort et perdit-il dans le fleuve l’anneau que Gollum qui était encore Sméagol retrouva bien plus tard ? Comment Sauron fit-il torturer celui-ci avant de le laisser filer pour qu’il le guide jusqu’à la Comté ?… L’anneau est le lien entre toutes ces pages qui donnent à admirer la constance de Tolkien dans son souci de création globale.
Archéologue de sa propre invention, il en imagine les recoins que les adeptes auraient envie d’explorer. Les notes et annexes sur le travail du romancier et celui de son fils, gardien et éditeur, forment un corpus érudit à la fin de chaque extrait. On mesure l’incroyable perfectionnisme du professeur anglais et, en négatif aussi, l’ennui de la réalité qui devait être parfois le sien, pluie sur la campagne anglaise et copies à corriger – la légende veut que ce soit durant ce travail que lui vinrent les mots « dans un trou vivait un hobbit… ».
Le meilleur refuge est encore celui que l’on se bâtit. Quand l’architecte est Tolkien, il devient monde avec son histoire, sa géographie, ses langues et même sa nature.
Tolkien est un créateur : pléthore de pages écrites et relativement peu de publiées. La responsabilité est lourde du fils en charge de gérer l’héritage. Des publications à titre posthume ? Oui tant qu’elles ne sentiront pas les bénéfices escomptés d’un bijou littéraire en péril de devenir fabrique à paillettes.
Marie-Pierre Fiorentino
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