Années lentes, Fernando Aramburu
Années lentes, traduction de l’espagnol par Serge Mestre, avril 2014, 260 pages, 18 €
Ecrivain(s): Fernando Aramburu Edition: Jean-Claude Lattès
Peu de littératures sans doute sont aussi inventives que la littérature ibérique pour faire coïncider l’originalité d’une forme et la singularité d’un récit. Et ce n’est pas l’œuvre de Bernardo Atxaga, l’autre grand basque des lettres espagnoles, qui pourrait servir de contre-exemple. Naître en 1959, du côté de Saint-Sébastien, alors que l’Espagne franquiste vient d’être adoubée par l’ONU, n’arrange probablement rien lorsqu’on ne veut pas marcher sur les sentiers battus. 1959, année éloquente : c’est aussi celle de la création d’ETA.
On comprend que les années de jeunesse de Fernando Aramburu soient profondément travaillées par les questions identitaires, la répression franquiste, la lutte armée, les actions clandestines. Comment être ou redevenir basque, quand langue et drapeaux sont interdits ? Mais de cette matière à récit, si proche de nous et déjà d’une autre époque à la fois, il a su tirer un roman audacieux qui alterne et télescope le témoignage historique, subtilement grevé de biographèmes, et le scrupule romanesque : « La littérature d’abord ; et puis, s’il reste un peu de place, la vérité ensuite ». La vérité ? oh, le vilain gros mot.
Soit donc d’une part les souvenirs d’un narrateur racontés à son auteur en personne, « Monsieur Aramburu » : à la fin des années soixante, jeune garçon de huit ans, Txiki était forcé de s’installer chez son oncle Vicente et sa tante Maripuy à Saint-Sébastien. Lui claquait son maigre salaire d’ouvrier au bar d’en bas. Elle fulminait derrière les conventions et ses fourneaux, l’attendant de pied ferme à la maison. Il y avait la cousine aussi, Mari Nieves, une Marie-couche-toi-là obèse de 17 ans, que les garçons culbutaient allègrement jusqu’à la mettre enceinte, il ne manquait plus que ça. Et il y avait surtout Julen, le cousin, avec qui il devait partager la chambre, Julen qui puait des pieds et se branlait tous les soirs, Julen qui cachait un ikurriña sous son matelas, multipliait les rendez-vous secrets avec un curé nationaliste avant de disparaître côté français, Julen qui rentrait tard tous les soirs, et jouait déjà à de dangereux jeux de grands.
Soit aussi d’autre part un écrivain en plein travail, occupé à tirer de cette pâte mémorielle, historique et politique, un roman digne de ce nom, et nous livrant alors ses notes, simplement numérotées, parfois de nouvelles saynètes à insérer ou pas, parfois des considérations narratologiques sur le roman en cours, des réflexions sur l’écriture. Mise en abyme, ce roman-là, on ne le lira pas, puisque c’est l’autre qu’on lit, le roman du roman, qui n’en est pas moins un roman à part entière, et dont il fait pleinement partie.
Les chapitres passent d’un discours à l’autre, chacun nourrissant l’autre et le mettant réciproquement à cette distance soupçonneuse qui a déterminé, parfois lourdement, une certaine modernité littéraire. Mais heureusement, il y a beaucoup d’humour chez Fernando Aramburu. Beaucoup de désinvolture aussi, et moins innocente qu’on pourrait croire. Par exemple lorsque le narrateur se prend de scrupules pour les personnages devant leur auteur : « Ces anecdotes sont extrêmement confidentielles. Je vous prie de traiter ma cousine Marie Nieves avec le plus grand respect dans votre roman ». Ou lorsque l’auteur dévoile les bricolages grossiers : « Ici, il faut mettre en œuvre un truc littéraire qui garde le lecteur en haleine, tout en attendant la prévisible tragédie, et qui donne le sentiment que le temps passe inexorablement. Cela peut sans doute se faire grâce à la description, par phrases syncopées, pendant six ou sept lignes, d’un élément trivial du paysage, n’importe lequel mais toujours le même ».
Car peut-être la vérité de la littérature est quelque part par là, dans cette confrontation, cet infime point de jonction entre l’imaginaire et le réel, l’un comme l’autre toujours prêts à se dérober pourtant, à se travestir sous l’atour illusoire et capiteux des jolis mots pour les dire, mais soudain moins opposés qu’on aurait cru. Comme moins étrangers enfin l’un à l’autre.
Frédéric Aribit
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