Zainab Fasiki* La révolution des mœurs par l’art (par Mustapha Saha)
La bande dessinée de Zainab Fasiki s’intitule Hshouma, mot-clé qui clignote, depuis des siècles, dans les cerveaux marocains comme une alerte culpabilisante. Une machine morale qui broie d’avance toute résistance. Le livre, rouge et noir, indocile et libertaire, se décline comme un blog réfractaire, un graff’zine pamphlétaire. L’esprit soixante-huitard souffle sur les slogans ravageurs. Le message se condense dans sa métaphore. L’image émoustille et scintille comme un sémaphore. Les slogans, les aphorismes, les fragments livrent l’insoutenable vécu dans sa crudité liberticide. Dans cette sémiotique minimaliste, le signe et le signal se répandent en écho. Le cri se fait symbole. La candeur apparente cache une ambition désarmante. Zainab Fasiki veut, à l’instar du poète Arthur Rimbaud, que son dessin soit plus qu’un dessin, qu’il soit catalyseur de révoltes salutaires et locomoteur d’une libération des mœurs, transformateur de la société et transfigurateur de la vie. Qu’il soit une onde de choc, qui délivre les âmes malades de leur tourmente héréditaire.
La hshouma, imposée comme une exigence culturelle, une inhibition nécessaire, est, sans conteste, le facteur principal de la servitude volontaire, la raison profonde de la névrose collective et de la schizophrénie sociale. Le mot synonyme d’interdit, ressenti comme une souillure rédhibitoire, une faute impardonnable, une tare déshumanisante, s’accoutre, pour mieux injecter son dard, d’insinuations vexantes et d’allusions infâmantes. A peine murmuré, il fonctionne comme une angoisse indiscernable, un ressort irrépressible d’émotion incontrôlable. Il signifie la honte, l’humiliation, la peur du ridicule, le malaise collectif provoqué par une incartade individuelle. A la moindre inobservance des règles phallocratiques, s’arbore, contre le mauvais œil, la main de Fatima et sa khamsa, son chiffre purificateur. Cette sémantique du tabou se retrouve, sous la plume de la bédéiste enragée, par un retournement dialectique du sens, sous l’effet de l’ironie socratique, une devise transgressive et une bannière subversive.
Zainab Fasiki se projette dans l’image iconique d’une Vénus géante, posant sa main sur un gratte-ciel casablancais pour dénoncer la dévalorisation du corps féminin et protéger ses concitoyennes des exactions quotidiennes. La victime calomniée, discréditée, avilie, s’enferme dans une solitude mortifère. La cible est en même temps bouc émissaire et souffre-douleur, défouloir des médisances abominables, déversoir des privations individuelles et des frustrations collectives. La hshouma se cristallise particulièrement sur l’image du corps, s’enkyste comme une flétrissure inexorable, une blessure narcissique. Des recherches génétiques ont mis en évidence l’impact du sentiment de honte sur la diminution de la dopamine, stimulatrice de la mémoire, et sur la détérioration des capacités cognitives. La culture patriarcale somme la femme d’être invisible à l’extérieur et soumise à l’intérieur sous peine d’être jetée en pâture aux fureurs libidinales. Les dessins de Zainab Fasiki démontent les mécanismes diaboliques qui transforment les violences sexuelles en sacralités prescriptives et les insubordinations légitimes en désobéissances blasphématoires.
Adolescente, Zainab Fasiki se portraitise en posture de panthère prête à bondir, ongles des mains et des pieds vernis de rouge, aiguisés comme des griffes. Le combat d’une vie se décide dès l’enfance. La rébellion s’exprime d’abord dans les tenues vestimentaires, mini-jupes, shorts jean, débardeurs, avant d’exploser dans la nudité mutine. L’indignée timide se sensualise, se métamorphose, par la magie du graphisme, considéré comme une activité ludique inoffensive, en superwoman activiste, passionaria de la révolution des mœurs. Certains dessins sont des références explicites à Wonder Woman de Charles Moulton, l’Amazone justicière avec ses bracelets protecteurs et son lasso dévastateur. William Moulton Marston est psychologue de profession. Il crée et scénarise, en 1940, Wonder Woman, en collaboration avec le dessinateur Harry George Peter, pour contrer l’hégémonie machiste. Le premier communiqué de presse présente le personnage ainsi : « Wonder Woman a été conçue par le docteur Marston dans le but de promouvoir au sein de la jeunesse un modèle de féminité libre, pour lutter contre l’idée que les femmes sont inférieures ». La superwoman est belle et intelligente. Se précise le paradigme de Zainab Fasiki. L’attitude défensive, protestataire, se transmute, au fil des créations plastiques, en militance intensive. « Mens sana in corpore sano », un esprit sain dans un corps sain (Juvénal). « C’est une erreur bien pitoyable d’imaginer que l’exercice du corps nuise aux opérations de l’esprit, comme si ces deux opérations ne devaient pas marcher de concert, et que l’une ne dût pas toujours diriger l’autre(Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation).
L’artiste prend conscience très vite qu’elle ne peut compter que sur ses prédispositions et sa volonté. Elle adopte intuitivement la philosophie du do-it-yourself. Pour s’exprimer librement, elle ressent un besoin d’autogestion avant de fédérer les exaspérations similaires. Je me souviens, pendant la dépression post-soixante-huitarde, d’une lecture vivifiante, « Do it ! Scénarios de la révolution » de Jerry Rubin (traduction française, Seuil, 1971), avec des dessins de Quentin Fiore et une préface d’Eldridge Cleaver, dirigeant du Black Panther Party. Un livre-événement, à la fois manifeste du mouvement antimilitariste Yippies (Youth International Party), bande dessinée, apologie de l’activisme libérateur, manuel d’une jeunesse qui désire construire elle-même son devenir, hors des schémas imposés par l’ordre établi. « Une société qui abolit toute aventure fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible ». « Le mythe devient réel quand il offre aux gens une scène sur laquelle ils jouent leurs rêves, où ils tirent le meilleur d’eux-mêmes », où ils inventent, sans entraves et sans contraintes, leurs propres manières. Surtout ne pas grandir. Ne pas s’aigrir comme les adultes. Ne pas abandonner ses rêves. Jerry Rubin trouve l’imparable technique pour casser l’autorité et briser les tabous, en prenant les événements à contre-sens, en transformant les sinistres audiences des commissions d’enquête en fêtes carnavalesques, en démasquant le visage hideux de l’oppressive réalité.
Zainab Fasiki affirme et revendique sa démarche didactique. Elle braque son projecteur sur les torts de la raison morale et les vices de la vertu. Son travail artistique est une célébration truculente du corps, de la nudité, des orientations choisies, et une dénonciation virulente du harcèlement, du viol, des valeurs moisies. Ses messages ne s’encombrent pas d’argumentations théoriques. La légende incisive sur image corrosive exploite au mieux la communication numérique, l’effet boule de neige de la transmission internétique, la solidarité réseautique des damnés de la société. L’explicitation philosophique se trouve dans les thèses émancipatrices de Wilhelm Reich : « L’exigence de chasteté des jeunes femmes prive les garçons d’amour physique pour créer les conditions typiques de l’ordre social. La rigueur de la morale engendre l’immoralité réactionnaire, l’adultère et les relations extra-conjugales, qui se doublent de phénomènes sociaux grotesques, la perversion libidinale et la sexualité mercenaire ». « Les perturbations mentales, l’altération de la pensée rationnelle, la résignation, la soumission à l’autorité sont liés aux troubles de la vie sexuelle ». « Qui mange à sa faim n’a pas besoin de voler son pain. Qui jouit d’une sexualité satisfaisante n’a pas d’idées sataniques. La régulation répressive des relations sociales discipline la société et dérègle les individus. L’autorégulation de l’économie sexuelle épanouit le corps et l’esprit » (Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle, traduction française, éd. Christian Bourgois, 1982).
La hshouma, arme terrible de destruction psychique, utilise les mêmes techniques de dénigrement, de rabaissement, de bastonnage que le bashing. Internet est décidément une outil communicationnel à double tranchant, générateur du meilleur et du pire. Les sites apologétiques de la virilité dominatrice, avec des mots d’ordre explicite comme « Sois homme », essaiment aussi vite que les plateformes de lutte contre le machisme. Le phallocratisme se glorifie dans la littérature. « Ce bâton de chair est le calame qui inscrit ta postérité dans le livre des siècles, le soc qui laboure la terre-mère, le flambeau qui transmet son feu aux multitudes que tu génères. Soigne-le comme la prunelle de tes yeux parce qu’il te conduit plus loin que ton regard. Mais, tiens bien ton cheval ailé en bride, sinon il devient le doigt qui t’accuse, le tison qui te brûle, la corde qui t’étrangle » (poésie populaire maghrébine).
Le voile islamique, étendard idéologique de l’intégrisme contemporain, s’exhibe dans les rues comme un obséquieux fétichisme. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir / Par de pareils objets les âmes sont blessées / et cela fait venir de coupables pensées » (Molière, Tartuffe ou l’imposteur).
Les moralisateurs et les pudibonds, qui perçoivent le corps féminin dans son entier comme un organe sexuel, sont les premiers promoteurs de la culture du viol. Les femmes, même voilées de la tête aux pieds, ne sont pas à l’abri des harcèlements incessants. L’intégrisme s’attaque prioritairement à la liberté vestimentaire préjugée comme une fitna, une source de discorde. Les prêches hargneuses contre le tabarouj (le refus de porter le hijab) sur les télévisions satellitaires s’apparentent aux inquisitions moyenâgeuses.
Les citadines, depuis l’époque du protectorat, combinent les tenues traditionnelles et les toilettes occidentales selon les circonstances et les situations. La reconfessionnalisation massive de la société après l’indépendance, dans une confusion délibérée entre gouvernail profane et boussole religieuse, s’est traduite par la Moudawana de 1958 (code du statut personnel), inspirée par la charia, conçue comme un texte inaltérable, de droit divin. Cette loi légalise le mariage des filles à quinze ans, la polygamie et la répudiation, et donne un pouvoir régalien au père sur sa famille. Le texte, qui abolit la loi coutumière berbère institué par le mandat français, est érigé en symbole de l’unité nationale dans son identité islamique. La réforme de 2004 arrondit les angles, mais n’abolit pas le dogme malékite. L’âge minimum légal de mariage pour les filles passe à dix-huit ans. La famille est placée sous la responsabilité des deux époux. Mais la polygamie et la répudiation demeurent même si elles nécessitent un contrôle judiciaire et qu’elles ne dépendent plus des adouls. Les timides refontes législatives ne remettent pas en cause la tutelle de fait sur les femmes. Chaque année, quinze mille personnes sont poursuivies pour liens sexuels hors mariage au titre de l’article 490 du code pénal. Trois mille personnes sont incarcérées pour adultère. L’article 449, dans un inventaire à la Prévert, punit d’un an à cinq ans de prison tout responsable d’un avortement ou d’une tentative d’avortement « par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres ou tout autre moyen », et particulièrement « les médecins, les chirurgiens, les officiers de la santé, les dentistes, les sages-femmes, les pharmaciens, les étudiants en médecine ou en art dentaire, les étudiants ou employés pharmaciens, les herboristes, les bandagistes, les marchands d’instruments de chirurgie, les infirmiers, les masseurs, les guérisseurs, les mouwalidats et les qaldats (accoucheuses traditionnelles) ». L’avortement est permis par l’article 45 uniquement quand un praticien juge la vie de la mère en danger ou que sa santé est en péril. Et l’article 454 punit d’une peine d’emprisonnement de deux mois à deux ans quiconque fait de la publicité pour l’avortement, même si la provocation n’est pas suivie d’effet, « par des discours publics, des livres, des écrits, des imprimés, des annonces, des affiches, des dessins, des images ».
Le projet de loi contre les violences faites aux femmes traîne pendant une décennie dans les sous-débats du parlement marocain avant d’être adopté en février 2018 avec de flagrantes lacunes. La loi, qui n’assigne aucune obligation à la police et à la justice, contraint les victimes à prendre l’initiative de poursuites pénales. Le système judiciaire recèle des absurdités abracadabrantes. Les témoignages féminins ne sont toujours pas recevables dans l’établissement des actes adulaires et pourtant, la fonction d’adoul, notaire de droit musulman, s’est ouverte récemment aux femmes, qui font aussi partie des plus hautes instances théologiques, le Conseil supérieur des Oulémas entres autres. Le communiqué entérinant ces nouvelles dispositions est un joyau de sophistique :
« Le Conseil supérieur des Oulémas a émis un avis autorisant la femme à exercer la profession de adoul, conformément aux dispositions de la charia relatives au témoignage (chahada) et ses différents types, et les constantes religieuses du Maroc, en premier lieu les principes du rite malékite, et en considération du haut niveau de formation et de culture scientifique acquis par la femme et de par la qualification, la compétence et la capacité dont elle a fait preuve dans les différentes fonctions qu’elle a assumées ».
Et pourtant, les règles de l’héritage musulman, le taâssib, accorde toujours la part de lion aux hommes et ne laisse aux femmes que des miettes. Les inégalités plongent leurs racines séculaires dans une organisation sociétale à géométrie variable où les oulémas constituent les remparts infranchissables.
Les contradictions et les ambiguïtés se concentrent dans la loi fondamentale. La Constitution du 11 juillet 2011 reconnaît à toutes les citoyennes et les citoyens les droits et les libertés garanties par les conventions internationales, notamment l’égalité des femmes et des hommes, mais n’accompagne ces principes d’aucune application. La charia régit toujours les affaires familiales, le mariage, l’héritage. Et pourtant, d’autres modèles juridiques perdurent ouvertement, comme traditions locales, ou secrètement. Dans le marché du mariage, souk zouaj, qui connaît un regain d’intérêt, ce sont les femmes qui choisissent leurs futurs époux. Des sites sur internet reprennent l’exemple. Certaines sociétés berbères préservent des caractéristiques matrilinéaires. Les figures mythiques de reines berbères comme la Kahina, la prophétesse, Dihya comme la nomme Ibn Khaldoun, morte au combat contre les arabes ou la princesse sahélienne Tina Hinan, originaire du Tafilalt marocain, ancêtre des touaregs du Hoggar, sont des icônes de l’amazighité renaissante. Ibn Batouta constate la liberté sexuelle des femmes et l’absence de jalousie masculine chez les pasteurs nomades. Le tombeau de Tina Hinan est antérieur à l’islamisation d’après les datations au carbone 14. Cette culture ancienne fait prévaloir la filiation maternelle dans l’héritage du droit au commandement. Ses mythes expliquent la naissance des fils de la femme par son accouplement aux espèces non-humaines des djinns et des géants. Les femmes entretiennent des relations spéciales avec le surnaturel, qui leur procure le pouvoir de divination. Les pratiques matriarcales échappent aux logiques dominatrices parce qu’elles s’alimentent d’imaginaires féériques, de cosmogonies fantastiques, de solutions thaumaturgiques. Aucun groupe féminin ou masculin n’a de pouvoir exclusif dans cette organisation égalitaire. La fonction même de chefferie se légitime par la reconnaissance de contre-pouvoirs et ne désigne en fin de compte qu’un rôle d’arbitrage. L’atavique attachement aux valeurs utérines ressurgit dans la résolution des dissensions familiales. La société, sans autorité pyramidale, fonctionne dans l’interactivité transversale.
La langue vernaculaire darija manque cruellement de vocabulaire se référant positivement à la sexualité. La libido est considérée, sans autre forme de procès, comme le mal absolu, le domaine sulfureux des furies tentatrices et des harpies débaucheuses. Les parlers amazigh se distinguent, a contrario, par la richesse de leur vocabulaire érotique. Le matrimoine inaliénable, s’allégorise par l’expression « lait vivant ». La matrilignée applique sa sémantique bienfaisante, enveloppante, stabilisante, aux allégories anatomiques, charnelles. L’antériorité du féminin sur le masculin se véhicule dans les récits légendaires. Une goutte originelle se détache du vide cosmique, tombe sur la terre et marque le début des temps. La goutte roule, dépose sa partie la plus dense, le principe féminin, et largue en fin de course sa partie la plus légère, le principe masculin. Les deux pôles complémentaires nécessaires à l’orientation du monde sont issus de la même substance, dissociée par l’entrechoc de la stabilité et de la mobilité. Les généalogies berbères sont générées par les femmes. Les hommes apparaissent comme des êtres étranges, frustes, incultes, surgis d’univers invisibles, contrairement aux femmes créatrices de culture. La femme incarne l’origine, la maison, l’intérieur, le cœur de la société. L’homme, figurant l’extérieur menaçant, l’obscur intrigant, l’inconnu fascinant, nécessite des rituels de domestication, notamment son voilement. La femme, dans sa beauté transparente, demeure dévoilée. Son rayonnement éclaire son environnement. La capacité d’attraction de la femme se mesure au nombre d’adorateurs qui la portent aux nues. Elle choisit librement son amant parmi les compétiteurs des joutes poétiques. Son prestige rejaillit sur toute sa famille. La morale monothéiste, restrictive et répressive, cède la place à une éthique jouissive. La pluralité dialogique se substitue à la prescription uniciste. Les rôles sont réversibles dans l’horizontalité des équivalences. L’entité sociale se dynamise de la dualité stimulante de ses composantes. La centralité féminine se ramifie dans la diversité des existences. Le monde a besoin de ses racines féminines et de ses frondaisons masculines pour épanouir ses potentialités civilisationnelles. Sans ancrage, la mobilité dérive. Sans mouvance, l’assise s’entombe. Le matriarcat berbère est une dynamique humaine.
Mustapha Saha
* Hshouma, Zainab Fasiki : Massot Editions, septembre 2019, 114 pages, 19,90 €
- Vu: 3059