Zabor, ou Les psaumes, Kamel Daoud (par Marie-Pierre Fiorentino)
Zabor, ou Les psaumes, 330 pages, 21 €
Ecrivain(s): Kamel Daoud Edition: Babel (Actes Sud)
« Le vieillard était devenu une poignée de chair dans la main froissée du drap »
Zabor ou Les psaumes est d’abord un splendide livre d’images écrit dans les parages de la mort. L’histoire de Zabor, pauvre de tout sauf de ses mots, est celle d’une défaite triomphalement équivoque. Même le nom du village où Zabor vit, Aboukir, est beau de l’éclat de ses trois syllabes en branches, soleil dessiné par l’enfance dans des odeurs et des bruissements dont l’angoisse et les rêves se nourrissent.
Mais l’histoire de Zabor est aussi celle de l’émancipation par une langue que l’on décide de faire sienne. Car « Tout baiser se fait dans le silence de la langue ».
« L’orgasme n’est pas un complot occidental »
déclarait Daoud (1). Alors l’indéniable beauté littéraire de Zabor ou Les psaumes a probablement dérouté ses détracteurs à moins qu’elle n’ait redoublé leurs assauts. Car Daoud détient la puissance de transcender sous forme artistique ce qu’il exprime d’habitude sous forme journalistique, devenant la cible de tous les conservatismes : le lien entre l’amour et la politique.
Qu’on me pardonne ici la digression d’une anecdote personnelle. À la toute fin des années 1980 je soutenais un mémoire de DEA en philosophie (on parle aujourd’hui de master 2) : Amour et liberté. « Amour et liberté ? Mais ça n’a aucun intérêt ! », m’asséna un membre du jury. « Seule la liberté politique est intéressante ».
Tous les écrits de Daoud évoquent l’illusion qu’il y a eu de croire, à la faveur de la trêve libertaire des années post-mai 68 et pré-sida, laïcisées et encore prospères, que l’amour n’était plus une question politique, ici ou ailleurs – mais s’était-on intéressé à ces ailleurs qui ne sont souvent que le passé ou l’avenir d’ici ?
« Le sexe est la grande affaire des miens »
L’amour est Éros, désir de l’autre, de son corps mais aussi d’un mystère qui le dépasse. L’amour est fusion, éphémère ou durable qu’importe, entre deux individus. Il est affaire intime d’attirance épidermique, alchimie de corps et de cœur qui ne concerne que l’autre et soi-même. Mais pas à Aboukir (dont l’initiale est la même que celle d’Algérie). Affaire d’alliances, d’honneur, de foi et de superstitions : dans cet entrelacs, le désir a perdu l’adresse de l’amour et l’amour n’a pas accès à celle du désir ; il ne reste que le désert du sexe sans intimité. Car si l’intime relève par définition de la sphère privée, il n’est en réalité que la part consentie aux individus par sphère publique.
Or, tout est public à Aboukir. Les ruelles et leurs murs ensablés par le vent, les fenêtres et les portes sont autant d’yeux dont les regards forment une toile d’interdits et de menaces plus paralysante que les patrouilles de n’importe quelle police. L’intime, le privé n’existent pas quand chaque homme et chaque femme se font œil et juge implacables d’un système politico-religieux-moral dont ils sont, paradoxalement, les premières victimes. Comment concevoir dans ces conditions que l’amour puisse échapper à la « politique », ordre social fondé sur des règles légales, religieuses et même des conventions parfois plus contraignantes encore ? Et comment ne pas considérer l’amour comme un problème politique à moins que l’amour ne reste ce désir secret qui consume sans espoir, dessèche le cœur et le corps jusqu’à ce que mort psychique s’ensuive ?
Toute l’œuvre de Daoud démêle cette trame pour mettre au jour son hypocrisie et son rigorisme nihiliste, comme on fait couler d’une plaie le pus, en espérant la guérir.
« Vous voulez lire l’avenir de certains peuples ? Regardez alors le présent qu’ils font vivre à leurs femmes » (2)
De cette politique, pilier de la théocratie musulmane comme elle le fut largement des théocraties chrétiennes, les femmes sont en apparence les premières victimes. Hadjer, la tante de Zabor qui l’a recueilli enfant et élevé, est une « vieille fille ». Elle a connu l’humiliation des prétendants qui se désistent sans pouvoir profiter de la liberté du célibat car le célibat, à Aboukir, est un état politiquement et moralement pathologique. Il est une prison tout aussi mortifère que le mariage forcé puisqu’il est l’état de l’exclusion forcée. Hadjer y survit en s’abrutissant dans le visionnage de films bollywoodiens, ceux de l’amour sans sexe. Un certain degré de « sans » est la preuve que le sexe est la grande affaire de toute une société.
Sinon, pourquoi Djemila, la voisine répudiée entr’aperçue dont Zabor est tombé amoureux, serait-elle tenue cloîtrée chez elle par son père sans que personne ne s’en émeuve ?
Tous les hommes d’Aboukir partagent le même souci : des femmes (filles, sœurs, mères ou épouses) à cacher derrière des murs ou des voiles comme l’on cache un secret honteux qui serait celui du déshonneur réel ou possible. Le souci aussi de leur sexe exhibant aux bains leur foi pour mieux dissimuler leurs érections si d’aventure il était question d’amour et non de reproduction.
« Quand les femmes sont enfermées, les hommes sont prisonniers » (3)
L’enfermement du corps des femmes est l’enfermement de l’esprit des hommes. Car les hommes d’Aboukir ne sont pas plus heureux que les femmes. Zabor exprime sa souffrance en se racontant, son père la dissimule dans le plaisir sanglant du sacrifice des moutons dont il tire son revenu et sa notoriété, ses demi-frères rôdent en horde. Tous sont prisonniers, comme n’importe quelle femme, de l’interdiction d’amour et du devoir de procréation. Hommes et femmes sont victimes de la sexualité utilitaire, reproductrice, de la réduction du désir à l’instinct pour perpétuer l’espèce. Toute civilisation n’est-elle pas au contraire l’entreprise d’élever l’homme au-dessus de sa réalité biologique ? Réduire les hommes à leurs besoins et les femmes à des exutoires au nom de la religion de sa civilisation, c’est ruiner sa civilisation toute entière. Finir par haïr le corps rabaissé à sa fonction biologique et lui préférer Dieu, ce pur esprit, est une échappatoire piégée. Mais quelle absurde cruauté envers soi, envers les autres et envers la vie, que de nier le réel au nom de l’idéal !
C’est en narrant les démêlés de Zabor avec les siens et avec la mort que Daoud parle de la vie, de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Le Monde, vendredi 21 septembre 2018
(2) Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, Actes Sud, 2017
(3) Ibidem
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