Yeux, Michel Serres
Yeux, octobre 2014, 192 pages, 39 €
Ecrivain(s): Michel Serres Edition: Le Pommier éditions
« L’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’âme »
William Shakespeare
Michel Serres, philosophe, historien des sciences, publie un nouvel ouvrage, Yeux (éditions Le Pommier). Il y développe une contradiction de la « vision », de la représentation, dans l’espace du voir, du vu et de l’invu. Il y interroge tous les regards, dans notre société qui pense tout voir et avoir tout vu ! A ce titre, son livre est un Panoptès idéal, classique, dans l’espace et le temps, d’un musée idéal de celui qui regarde. Car, nous qui regardons, nous sommes aussi observés par tous et partout ! Or, Michel Serres sait habilement nous prévenir du caractère énigmatique de l’ouvrage, entre échec et réussite. Il tente de poser à côté des images une typographie soignée, à l’image du poème Pour faire le portrait d’un oiseau de Jacques Prévert, tout en posant cette question : qu’est-ce que la littérature ?
Voir un instant du monde, c’est déjà un spectacle pour la VisiOn, où notre vue se décompose phonétiquement entre la Vie et On. Objectivité et permanence de l’un contre subjectivité et aléatoire de l’autre… Vision tronquée de notre être donc, si et seulement si, nous oublions de rajouter ces deux lettres à notre sensation globale de la Vi-si-On.
L’académicien Michel Serres, peut-être parce qu’il est devenu, à la façon des hommes et des titres, immortel, met en filigrane des variations, les mille et unes facettes par lesquelles les artistes, la nature, les animaux, les minéraux, le Cosmos, sont représentés, s’entrevoient : « Laissez-moi voir le monde comme je crois que cet artiste le voit. Laissez-moi rêver qu’un peintre voit les choses comme je les vois et comme je suis vu par elles. Ainsi voudrais-je que ce livre, qui va parler de la vision, de la peinture et du monde, fonctionne lui-même comme une toile, c’est-à-dire comme un regard ; que ces pages captent, stockent, traitent, émettent la lumière, comme l’artiste et son tableau le font…! Et L’on vit l’artiste, incliné d’humilité, s’avancer à petits pas vers le tableau, s’avancer, s’avancer près de lui jusqu’à le toucher… pour, soudain, entrer dans le petit réduit et y disparaître, comme happé par ce puits d’attraction. Nul jamais ne le revit », in. Yeux.
« L’art ne reproduit pas le visible. Il rend visible », nous a dit Paul Klee. Mais alors, qu’est-ce que la peinture, qu’est-ce qu’un peintre, qu’est-ce qu’un écrivain pour Michel Serres ?
Maurice Merleau-Ponty, dans L’œil et l’esprit, écrivait en 1964 que la vision est « l’espace en soi, ou plutôt, il est l’en soi par excellence ». Fission de l’Être au terme de laquelle, seulement, on se ferme sur le Moi. Léonard de Vinci invoque quant à lui une « science picturale » qui ne parle pas par des mots, mais par des œuvres qui existent dans le visible à la manière des choses naturelles, et qui pourtant se communiquent par elles et entre elles.
Il faut comprendre les yeux comme la « fenêtre de l’âme », beauté infinie de l’univers révélée à notre contemplation. Pour autant, l’être qui les perd abandonne cette âme dans les ténèbres de l’univers ! Michel Serres semble préférer la recherche de la vérité, en suivant les chemins de l’ombre. Diderot, dans Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, nous dit en 1749 que la vue « est une espèce de toucher qui ne s’étend que sur les objets différents de notre visage, et éloignés de nous ».
Dit autrement, cette fois par Alexandre Dumas père : « Où n’atteint pas l’œil de l’homme pénètre le regard de Dieu ». Mais alors, que reste-t-il de Dieu quand on est privé de la vue ?
Michel Serres s’interroge sur l’extériorité du regard, l’ambiguïté de la notion de la vision et sur la beauté en soi que ces images reflétées nous soient « révélées ». Cette expérience cathartique et symbolique rend compte à la manière d’une cartographie poétique, une philosophie des images dans son rapport au savoir, une ascension des idées vers l’Unité. Pour l’auteur : « Comme Dieu, ubiquiste, occupe toutes les positions de l’espace… Lui seul détient cette vérité. Nous n’en pouvons saisir que des projections obliques. Nous nous limitons aux perspectives. Ainsi, tous les dessins du monde, tous les portraits, tous les tableaux ne montrent que des profils… Il faudrait que l’artiste s’identifie en Dieu pour prétendre réaliser l’ichnographie, dont la représentation délivrerait la connaissance intégrale des choses, en somme la vérité ».
Par une pensée de Maître Eckhart, Michel Serres revient sur son expérience dans la grotte de Lascaux, mais cette fois-ci en la visitant avec des lunettes 3D, porte virtuelle vers le soleil d’un autre monde : « L’œil dans lequel je vois Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour », Sermon 12, in Traités et sermons.
« Courage, une fois encore : entrons dans le noir pour mieux voir ! Sortons donc la nuit, revisitons la caverne que Verne ensemence de corindon et de béryl… Revenons aux temps de ces cavernes », in.Yeux.
A l’image de l’allégorie de la Caverne de Platon, Michel Serres constitue son musée imaginaire et fait profiter son lecteur de l’étendue de ses références culturelles, ponts entre l’esthétique des époques, références arbitraires des arts et de la nature. L’auteur se place au plus près de la sensation de l’être, en posant sa main dans celle du passé, celle des origines de l’humanité qui, sans ces empreintes du toucher créées par le souffle, n’aurait jamais guidé notre vision. Car, avant de devenir une image persistante dans la pensée humaine, la simple pensée de Dieu n’est-elle pas la persistance de l’imaginaire de l’Homme ?
La vue serait-elle les larmes du toucher ? Une nuit constellée dans l’espace informel d’un noir lumineux ! Une transfiguration ?
« La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu… », La courbe de tes yeux, Paul Eluard, in. Capitale de la douleur, 1926
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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