Yannick Kujawa : La manche et la pioche, par Hans Limon
Soyons limpides et concentrés comme sait l’être à merveille ce bon vieux-jeune Kujawa. Simples et souples. Chez lui, tout vient du bassin. Du bassin minier, plus particulièrement. Au point du jour il se retrousse la manche, à froid se ramasse et fait gémir la pioche. Ses romans suintent l’humilité nordique. Pas vraiment du genre à chasser le prix littéraire ni même la bête à cornes. Paysan pas revenu. Imaginez-le rien qu’un instant sur la couv’ de Télérama, portant fièrement le daim sur les godasses et les épaules… Il pourrait, mais ne le fait pas. Comment nommer cette anomalie ? La modestie.
Yannick est un diseur. Il dit. « Elle dit », lunaire et laconique. Un Zola taillé à la hache. Non, à la pioche, vous dis-je. Un fils de la terre. De cette glaise qui s’accroche aux souliers polonais pour se disséminer partout sur le sol franco-allemand. Le marc de café ressemble aussi à la tourbe, après tout. Laissons conter la griotte :
« Et puis ma mère en a eu assez de vivre en vase clos. Les compagnies minières avaient construit un monde avec ses propres règles. Ils avaient leurs gardes, des civils assermentés. Vous ne balayiez pas votre ruisseau, vous n’aviez pas déclaré votre chien, vous n’aviez pas envoyé votre enfant à l’école, le garde cognait à la porte. Apparaissait sur le perron. Ce serait retiré de votre quinzaine. Et pour le peu que vous ne lui reveniez pas, que vous lui teniez un peu tête, le képi vissé sur le crâne il traversait les rues d’un pas vif, ne manquait pas d’aller baver sur votre dos dans les Bureaux ».
On écoute la vieille labourer le microsillon d’antan, sans dents, d’un accent tonique, avec la fascination des veillées de Noël, comme des gosses mal endormis, on la voit rajeunir et radoter, la fausse agonisante, avec une intention toujours altérée. Différence et répétition. Un monologue à lyres, à boire, à la queue Deleuze.
« Haak » le second n’a pas bonne mine. Une tout autre histoire. Un drôle de cas renversé. Un Allemand prisonnier de la dernière nuit. Celle de 1944. Interné en France, il choisit de rester malgré l’hostilité ambiante. On lui refuse le droit d’aimer. Kujawa lui donne celui d’espérer, avec du sucre au coin des lèvres et des lambeaux d’aveux déchirants. Haak, soupir de soulagement : la pioche quitte la paume, qui caresse le front, qui travestit le soleil d’hiver. La terre est grasse-ingrate. Où sommes-nous ? À Douai ? À Varsovie ? À Berlin ? Chez celle qui dit ? Haak le remâche mieux que quiconque :
« Notre place n’était pas auprès des Français, on nous avait assez vus dans les rues, dans les commerces, dans les bistrots. Que tu pourrais courir après une femme d’ici, quand bien même une femme d’origine polonaise, pas la peine d’y penser mon petit. Oublie-la ta petite Polonaise, oublie toutes les femmes du pays. Ici certaines choses ne seront jamais permises à des hommes comme toi. Pourquoi avoir décidé de rester ? Ne pas être rentré chez toi ? Tu serais mieux chez toi. Oublier cette femme comme tu as oublié cette autre, pour qui tu avais un faible, qui avait tout compris de ton désir ».
Toujours en soi. Jamais chez soi. Nord-sud-est-ouest. Solitude partagée. Clinique de l’amour. Et la passion de le dire, les mots qui touchent, qui fouissent, qui piochent, encore et toujours.
Kujawa possède cet art de la simplicité qui rend dérisoires tous les méfaits de style, ce don de tout apporter sans jamais la ramener. Ses prochains écrits pourraient tout aussi bien s’intituler « Chair », « Masures », « Limbes », « Fractions », « Terrestres ». À l’instar de son transi prisonnier, je suppose qu’il a longtemps cherché sa place. Pour enfin la trouver. Il faut y croire. Sur vos bibliothèques. Dans vos esprits. Vos cœurs ? Les miens.
Plus que mon respect : mon admiration.
Hans Limon
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