Yaak Valley, Montana, Smith Henderson
Yaak Valley, Montana, août 2016, trad. américain Nathalie Perrony, 500 pages, 23 €
Ecrivain(s): Smith Henderson Edition: Belfond
Début des années 80 aux États-Unis, alors que la bataille entre Jimmy Carter et Donald Reagan pour l’élection du prochain président à la Maison-Blanche bat son plein, Pete Snow, assistant social, œuvre au quotidien à Tenmile dans l’État du Montana pour venir en aide aux plus déshérités, en priorité à leurs enfants. Et du travail, il n’en manque pas dans cette population de marginaux venus se terrer dans la Yaak Valley, loin des mégapoles, pour cacher leur misère et tenter d’oublier dans l’alcool et la dope leur mal de vivre. Dès les premières pages, Smith Henderson dresse un portrait au vitriol de ceux et celles que son principal personnage côtoie :
Les familles éclatées, les mères défoncées au speed, vivotant des allocations chômage qu’elles dépensent en drogue, à défaut de subvenir aux besoins élémentaires de leurs petits : « On la croisait en ville, toute poudrée de blanc, les lèvres barrées de rouge et des traînées bleuâtres autour des yeux, un drapeau américain abstrait, un commentaire vivant sur son propre pays, ce qu’elle était d’une certaine manière » (p15).
« Les habitants souvent incultes de la bourgade : Ici, tous les cinglés et les ivrognes se prenaient de passion pour le Christ /…/ relisaient fébrilement les Écritures /…/ Puis, très vite, ils finissaient par craquer, buvaient ou fumaient, ou gobaient en cachette sans cesser de compulser les pages de papier fin /…/ comme si le respect de la loi divine consistait à lire le Lévitique pour savoir quoi faire à dîner ou choisir la couleur de ses chaussettes » (p.17).
Si on ajoute à la liste toutes les déviances sexuelles de ses jeunes protégés, forgées dans les foyers d’accueil et les instituts psychiatriques pour mineurs, on pense avoir fait le tour des cas limites qui l’entourent et pour lesquels il se dépense sans compter, sans arrière-pensées, avec un entêtement désespéré, parfaitement conscient des moyens dérisoires qui sont les siens.
Pourtant d’autres épreuves l’attendent. La route de Pete Snow va croiser celle de Jeremiah Pearl et de son fils Benjamin, un gamin famélique atteint du scorbut, dans les bois denses et vallonnés des monts Purcell. Et Jeremiah Pearl n’est pas un homme ordinaire. Sauvage, menaçant, c’est un survivaliste qui se prépare à la fin du monde, la tête pleine de théories de complots de préférence judéo-maçonniques, de lectures négationnistes, racistes, évangéliques mal digérées. Antisystème, anarchiste, rejetant toute forme d’aide, matérielle ou médicale, il lutte également contre le dollar papier et troue artistiquement des pièces de monnaie qu’il éparpille dans la région et qui deviennent pour beaucoup des objets de collection recherchés.
Le FBI, à la paranoïa renforcée par la tentative d’assassinat qui vient d’être commise contre Ronald Reagan deux mois après son élection, le suspecte de vouloir fomenter une rébellion, mais aussi d’être l’auteur d’un sextuple meurtre et se lance à sa poursuite.
Yaak Valley, Montana (Fourth of July Creek, pour son titre américain), n’est pas le nouveau « nature writing » roman que le titre français peut laisser supposer, et si quelques scènes de chasse et de pêche viennent émailler le récit, elles ne sont là que pour nous rappeler qu’elles constituent le seul moyen de subsistance de certains protagonistes. Yaak Valley, Montana est un drame social qui plonge le lecteur dans l’antithèse de l’American Way of life, fondé sur une société de consommation, symbole de prospérité capitaliste. Smith Henderson décortique avec autant d’empathie que de sens critique le sort d’une population qui vit « dans des maisonnettes en carton goudronné » ou « dans des cabanes en rondins inachevées ».
Le travailleur social, Pete Snow, et c’est là une des grandes qualités du roman, n’est pas comme son patronyme l’indique aussi « blanc comme neige » qu’il pourrait l’être. Même au Montana, la neige en fondant sous le soleil du printemps charrie des scories. Limite alcoolique, en conflit avec son frère, juste sorti de prison et en cavale après avoir frappé son contrôleur judiciaire, Pete a quitté le foyer familial, abandonnant sa fille Rachel à une mère instable qui accumule les amants. S’il consacre sa vie à essayer d’améliorer le sort des enfants des autres, il ne peut empêcher la sienne de fuguer et de se mettre en danger pour arriver à subsister. Un abandon qui va bouleverser sa vie et l’entraîner dans une « en-quête » poignante.
Un bouleversement qui aura également des conséquences sur sa façon d’envisager son travail et la meilleure manière, selon lui, de donner une petite chance de s’en sortir à quelques-uns des innombrables gamins partis à la dérive. Smith Henderson pointe du doigt, dans un style direct, parfois cru, mais jamais voyeuriste, avec une écriture précise et toujours sous contrôle, tous les travers d’une Amérique vivant à deux vitesses : celle de la réussite sociale et celle qui flirte avec l’Apocalypse. Une charge implacable et étayée.
Parfaitement maîtrisé de bout en bout, éblouissant d’humanité, tendre et violent, son roman hyperdense de 500 pages aux multiples personnages, exempt de temps morts, se lit pratiquement d’un trait avec ce qu’il faut de coupures de rythme afin de retrouver son souffle.
Certainement l’un des meilleurs romans de la rentrée littéraire 2016 et, à coup sûr, la naissance d’un grand écrivain.
Catherine Dutigny/Elsa
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