Winter Road, Jeff Lemire (Bande Dessinée)
Winter Road, septembre 2015, trad. américain Sidonie Van den Dries), 280 pages couleur, 28 €
Ecrivain(s): Jeff Lemire Edition: Futuropolis
Hivernage
Les premières pages de la bande dessinée de Jeff Lemire s’ouvrent sur un paysage de désolation – plutôt la fin d’un paysage habité – sur un croquis minimaliste ; un univers implacable. Les scènes qui suivent semblent lacérées à la gouge tant le trait est âpre ; une simple éclaboussure de rouge vient perturber le climat ténébreux et glacial. Les lieux se succèdent, parfois semblables à ceux de l’imaginaire de la science-fiction ou du thriller. Des habitus de type nord-américain, un style de vie rude et des dialogues en ellipse font rentrer progressivement le lecteur dans un monde dévasté car déserté. L’architecture joue un grand rôle, les rares individus présents semblent rapportés ou étrangers. La violence des grandes villes se propage jusque dans les campagnes isolée, où la subsistance économique ne consiste qu’en travaux monotones.
Le personnage central est scruté, arrimé au sol. Les actions éclatent au milieu d’une double page, parmi des cases traitées en plans serrés, en vues et perspectives en plongée et contre-plongée. La nature lointaine et vierge reste une providence, un espoir d’apaisement. Winter Road a des relents de western, par le souci des détails vestimentaires, une volonté froide de rébellion et de repartir à zéro, tel un cavalier solitaire ou un Roughneck (un voyou). Un mode de vie se superpose à un autre, de l’Indien au trappeur – les deux ayant pratiquement disparu, il ne peut donc s’agir, pour les derniers éléments de ces communautés fragilisées, que de survie ou de marginalisation.
Quelque chose de terrible hante le territoire forestier, les esprits y planent comme une mort proche. Jeff Lemire dessine avec virtuosité les caractères originaux de ses personnages, bons et méchants. De belles retrouvailles au cœur du récit permettent de découvrir le contexte contemporain du Canada. La lune et les animaux du grand froid veillent sur les consciences, et l’astre s’arrondit bien au-dessus de cette nuit semi-polaire. Timmins n’est pas une région en guerre mais les maltraitances et différentes addictions anéantissent les individus, les rendant très agressifs. Le blanc – couleur du vide, de l’espace et de la neige, y est presque aveuglant, – le bleu – ici couleur au caractère androgyne –, s’épaississent dans le noir qui vient se déposer comme du velours. Des lavis aux taches informelles coulent vers les angles aigus des objets.
Dans ce village de western, de bois et de briques, le vilain (the bad guy, le scélérat, la canaille) arrive lourdement, l’on entend presque ses pas s’imprimer sur la glace ou le carrelage. La nostalgie d’un passé paisible, champêtre, n’existe plus que dans le rêve de l’élan agonisant, l’animal totem des Amérindiens. Je parlerai des influences des westerns crépusculaires avec la préséance de la nature sauvage, l’exaltation de la violence, si ce n’est que le saloon légendaire est devenu un bar de travailleurs itinérants, et les ranchs, des cabanes désaffectées. La frontière joue également une fonction importante, non plus celle des pionniers, mais comme phénomène de retour sur soi pour les « Native » du Nord-Est du Canada, renouant en quelque sorte avec leur histoire première. La route, thématique chère à l’écriture américaine, demeure un possible, un ailleurs, un sillon tracé à travers les grands territoires de ce continent permettant une chance future. Winter Road plonge ses racines dans la tradition cinématographique, les rushes d’un story-board par exemple, avec des personnages aux déplacements incessants.
Yasmina Mahdi
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