Winesburg-en-Ohio, Sherwood Anderson (par Jacques Desrosiers)
Winesburg-en-Ohio, Sherwood Anderson, Gallimard, Coll. L’imaginaire, 1961, 2010, trad. anglais (USA) Marguerite Gay, 322 pages, 11,90 €
J’avais déjà lu quelques nouvelles de Sherwood Anderson (1876-1941) dans des anthologies de short stories américaines, où il brille souvent par sa présence. Son écriture m’a toujours semblé manquer de relief, une langue ordinaire non pas blanche mais coulée dans une syntaxe simple et parfois relâchée, avec la petite musique pressée de la langue qu’on parle quand on raconte, sans s’embarrasser de fioritures. En lisant enfin les vingt-deux nouvelles de Winesburg-en-Ohio, son œuvre la plus célèbre, je me rends compte à quel point sa plume est puissante, et nuancée malgré les redites car chacune de ces nouvelles donne l’impression d’avoir été écrite en une séance.
Le grotesque et la cruauté ne manquent pas dans Winesburg, où il appelle d’ailleurs ses personnages des grotesques, sorte d’écorchés vifs, à l’exception de George Willard, le jeune journaliste de la gazette locale (« A.P. Wringlet a reçu un assortiment de chapeaux de paille. Ed Byerbaum et Tom Marshall étaient à Cleveland vendredi, etc. »). Willard est au centre du livre et revient dans plusieurs nouvelles.
Il n’y a ni chutes ni même intrigue dans Winesburg, mais il s’y passe beaucoup de choses. Le livre est un classique, plus réussi dit-on que les trois autres recueils qui ont suivi. Il parait en 1919. Quelques années plus tôt, à 36 ans, Anderson avait fait une dépression nerveuse qui l’avait amené à abandonner son emploi prestigieux à la tête d’une usine de peinture pour s’installer à Chicago et écrire. S’inspirant autant de ses colocataires dans la grande ville laide et sale que de ses souvenirs du patelin où il avait grandi, il trace des portraits intenses des gens, pauvres, ordinaires, quelques-uns mieux nantis, d’une petite ville de deux mille habitants, presque tous prisonniers d’eux-mêmes ou de leurs désirs étouffés par le puritanisme venu de la Nouvelle-Angleterre.
Mais Winesburg est bien plus que la description d’une petite ville du Midwest américain au début du 20e siècle, végétant à l’écart des grandes villes où les fortunes commencent à se faire. Il faut dégager les grandes œuvres de leur contexte si l’on veut faire justice à la force de ce qui est écrit (on ne va pas se dire, lisant Boule de suif, que depuis la guerre franco-prussienne de 1870, les « bourgeois » ont développé une nouvelle sensibilité à l’égard du pauvre monde). D’ailleurs si on rattache encore parfois l’œuvre au réalisme, qui triomphait alors dans la littérature américaine, elle est bien davantage expressionniste. Il suffit de jeter un coup d’œil à Babbitt de Sinclair Lewis, publié dans les mêmes années, pour voir la différence. C’est l’émotion qui intéresse Anderson, il déverse sur le papier ce qui bouillonne en lui, avec l’idée non pas de nous montrer une photo d’un coin tranquille de l’Amérique préindustrielle, mais de creuser l’âme humaine, où rien n’est tranquille. Il le fait d’autant mieux que, malgré la centaine de personnages qu’on voit défiler, chacune des nouvelles se concentre sur un seul à la fois.
Les tourments intérieurs, les mariages malheureux, les crises spirituelles, les solitudes sans fond, les libérations soudaines : voilà la matière de Winesburg. En quelques pages, Anderson peut nous faire sentir le poids de secrets enfouis pendant une vie entière. Le meilleur exemple en est sans doute « Le mensonge non proféré », où le jeune ouvrier de ferme Hal confie à Ray, père d’une grosse famille, qu’il a mis sa petite amie enceinte et lui demande conseil, parce que Ray est sûrement déjà passé par là. Ce dernier a bien envie de dire à Hal de ne pas se mettre la corde au cou, mais il reste muet. Plus tard chez lui, il attrape son manteau et sort de la maison pleine de bruit. On a alors droit à cette épiphanie à la Joyce :
« Au crépuscule, le paysage qui s’étendait sous ses yeux lui parut adorable. Les coteaux étaient baignés de couleur et tout, jusqu’aux petits bosquets de buissons qui s’accrochent aux angles des barrières, se revêtait de splendeur vivante. Ray avait l’impression que le monde entier renaissait, de même que lui et Hal s’étaient éveillés à des sensations nouvelles, quand, debout au milieu des champs, ils s’étaient regardés les yeux dans les yeux. La beauté des environs de Winesburg avait quelque chose de trop puissant pour Ray en ce soir d’automne. Oui, voilà tout. Il ne pouvait la supporter. Oubliant complètement qu’il n’était qu’un vieil ouvrier agricole, il enleva son manteau déchiré, le jeta par terre et se mit à courir à travers champs. Tout en courant, il criait sa révolte contre sa propre vie, contre la vie en général, contre tout ce qui enlaidit la vie. “Il n’y a pas eu de promesse faite, criait-il aux espaces vides qui l’entouraient. Je n’avais rien promis à ma Minnie et Hal n’a rien promis à Nell. Je le sais, elle n’est allée dans les bois que parce qu’elle en avait envie. Pourquoi est-ce à moi de payer ? Pourquoi Hal paierait-il ? Pourquoi n’importe qui paierait-il ? Je ne veux pas que Hal devienne vieux et usé avant l’âge. Je le lui dirai” ».
Il ne le lui dira pas. Quand ils se croisent à la fin de la journée, Hal lui annonce qu’il a décidé d’épouser sa petite amie. Tous les deux en rient de bon cœur. Ray se dit que lui-même a finalement bien fait dans sa vie, et que ç’aurait été un mensonge… de lui dire la vérité.
D’autres explosent à la manière de Ray, souvent dehors la nuit, ou s’effondrent en silence dans leur coin victimes de leur souffrance, comme Alice Hindman. Alice s’est abandonnée un soir au jeune homme qui la fréquentait et qui est ensuite parti pour la grande ville, le temps de se trouver un bon emploi. Il ne reviendra jamais. Elle lui reste quand même fidèle et l’attend, jusqu’au jour où « avec un frisson de terreur, elle comprit que la beauté et la fraîcheur de sa jeunesse étaient passées ». Par une nuit pluvieuse, elle se lève tout d’un coup de son lit et s’en va marcher toute nue dans les rues. Elle finira par se laisser tomber sur le sol boueux et rentrer, sur les genoux, se barricader chez elle.
Si les désirs sexuels reviennent sans cesse dans le livre, c’est qu’Anderson a été l’un des premiers écrivains américains à s’éclairer des lumières de Freud. Souvent bloqués émotionnellement, parfois fous ou violents, ces gens sont rarement heureux, tout juste capables de gesticuler à l’intérieur de la bulle opaque de leurs peurs ou de leurs rêves, sans jamais parvenir à établir le contact avec les autres. Leur détresse est d’autant plus poignante qu’Anderson dépeint en contraste quelques habitants du patelin qui sont assez bien dans leur peau, comme Joe Welling, au bagou féroce et intarissable, fier instructeur de l’imbattable équipe de baseball du comté qu’il dirige avec des cris d’animal, ou la distinguée Helen White, la fille du banquier, convoitée par plusieurs. Mais pour la plupart l’unique voie de sortie est d’aller se confier à George Willard, l’homme des mots, ce qu’ils font presque toujours à la noirceur. On a compris que le jeune journaliste est l’alter ego de l’auteur, spectateur curieux qu’Anderson met en scène sans complaisance (il se fait tabasser plusieurs fois) et qui pour beaucoup de monde est le seul ami, voire le seul lien avec le réel. Sauf que, si sa jeunesse attire tous ces grotesques perdus ou désillusionnés, l’adolescent n’a pas toujours la maturité pour être d’un grand secours.
Ainsi de deux cas lourds, très éprouvés par la vie, Wing Biddlebaum et Enoch Robinson. Wing, l’homme aux mains fébriles par lesquelles tout son être s’exprime, vit sous un faux nom à l’écart de tous, après avoir été chassé il y a vingt ans de la ville où il enseignait par des hommes prêts à le lyncher : ses mains caressaient machinalement la tête des garçons, jusqu’au jour où l’un deux, mêlant ses rêves et la réalité, s’en plaigne à ses parents. Maintenant il arpente sa véranda guettant Willard, le seul qui vienne lui parler : à travers lui, les mains posées sur ses épaules, il peut faire passer « son amour de l’humanité ». Enoch était parti à New York jeune pour se consacrer à la peinture. Mais la bande d’artistes qu’il reçoit dans sa chambre s’expriment dans un langage de beaux parleurs qui lui est inconnu, et eux ne comprennent rien à ce qu’il peint. Il finit par verrouiller sa porte et vivre avec une vingtaine d’êtres imaginaires auxquels l’enfant qu’il est resté peut parler pendant des heures. Avec le temps il se lie à une chambreuse de la maison devant qui il peut faire étalage de l’importance de ce qu’il fait. Mais quand il se rend compte qu’elle voit à travers lui, il devient furieux et la met violemment à la porte, pour découvrir aussitôt que ses compagnons imaginaires sont partis en même temps qu’elle. Revenu à Winesburg, il traîne dans les rues le soir comme une âme errante, sensible à la tristesse d’adolescent qu’il perçoit chez Willard, mais seul pour toujours.
Remarquez que le livre n’a rien de morbide. Anderson brosse un portrait saisissant de Biddlebaum dans sa maison le soir quand, ramassant agenouillé des miettes de pain tombées par terre avec ses mains fébriles, il semble « occupé à quelque service sacré ». Et tout n’est pas joué sombrement. L’institutrice Kate Smith va un jour expliquer consciencieusement à Willard, son élève qu’elle aime bien, qu’il y a de la graine d’écrivain en lui. Quand elle lui dit dans le fond des yeux : « Si vous voulez devenir un grand écrivain… la chose essentielle est de savoir ce que pensent les gens, non ce qu’ils disent », le réflexe de l’adolescent est d’essayer de l’embrasser ; elle se sauve en courant. Quant à lui, il a perdu sa virginité après que la plongeuse de l’hôtel de ses parents, pas trop capricieuse, lui a envoyé au journal un matin une courte lettre : « Je suis à vous si vous me voulez ». Cela se fera sans cérémonie sur les planches d’une grange en construction dans la campagne environnante.
Winesburg est aussi empreint de nostalgie pour la tranquillité de ces petites villes où certes l’alcool et la pauvreté faisaient des ravages, mais où régnait autre chose que la course à l’argent et à la renommée. Les gens sont brutaux, se surveillent les uns les autres, mais leur regard, souvent animé par la ferveur spirituelle, se porte au-delà de ce qu’ils ont devant les yeux. C’est, lucidement dépeinte mais avec compassion, l’Amérique à la fois violente et religieuse. Anderson ne juge pas ces gens. Au contraire il essaie d’abattre les murs de leur isolement. Willard a envie d’entourer de ses bras le vieillard perdu qu’est devenu Enoch Robinson. Un révérend qui monte chaque jour prier dans la pièce du clocher aperçoit à travers le vitrail dans la maison voisine Kate Smith lisant le soir dans son lit, les épaules et la gorge nues. Fasciné par « la forme blanche étendue sur le lit », il revient sans cesse la regarder en cachette. Un jour qu’il voit l’institutrice en sanglots prier nue à côté de son lit, il éprouve soudain une rédemption qu’il court raconter à Willard pour se délivrer de son obsession. Je vous laisse découvrir d’autres nouvelles envoutantes comme « Tandy » (cinq pages) ou « Une mère ».
C’est un livre magnifique. On le décrit parfois comme un roman dont chaque nouvelle formerait un épisode. Les histoires sont plus ou moins lâchement reliées les unes aux autres, à cause du retour de plusieurs personnages, mais le fil est ténu, sans parler de l’absence d’intrigue, sinon pour le départ annoncé de Willard qui clôt le livre. Et le recueil est ponctué moins d’épisodes que de « moments » où la vérité éclate. Roman ou nouvelles, ces catégories de toute façon n’ont pas d’importance, et d’ailleurs la plus longue du recueil, « L’homme de Dieu », n’a rien à voir avec les autres : elle se passe à une autre époque et à l’extérieur de Winesburg. C’est une histoire de fanatisme religieux à caractère biblique. Isaï Bentley (Jesse en anglais), cadet orphelin de ses frères tués pendant la guerre civile, dirige la ferme familiale avec une poigne de fer ; il n’avait qu’une forme d’énergie, raconte Anderson, « il savait gouverner les autres, mais ne pouvait se gouverner lui-même ». Inspiré par l’Ancien Testament et avide de gloire, il implore le ciel que sa femme accouche d’un fils qu’il appellera David et qui lui permettrait de gouverner les hommes. À son grand désespoir naît une fille qui, rejetée par sa famille autant que plus tard par celle de son mari, auquel elle n’aura aucun attachement profond, vivra à demi-folle, aliénée de son propre fils, David, bien consciente que celui-ci aura tout ce qu’il veut puisque « c’est un mâle ». Quand le vieux, qui voit en David le fils qu’il désirait, l’amènera dans les champs avec un agneau ligoté pour être sacrifié, le jeune, épouvanté, libérera l’animal à la dernière seconde et s’enfuira à jamais.
Anderson n’était pas un produit de l’institution littéraire. Lui-même se décrivait comme un scribouilleur (a scribbler). Même si beaucoup – pas tous – jugent que ses œuvres ultérieures n’étaient pas à la hauteur, ce scribouilleur a exercé une influence majeure sur des monstres de la littérature comme Faulkner et Hemingway qui, jeunes, admiraient Winesburg, Ohio. Dix ans plus tard, Faulkner lui dédiera son roman Sartoris. Il n’est pas non plus étonnant quand on le connaît que l’écrivain hongrois Sándor Márai au début de son premier exil aux États-Unis, en 1953, ait été heureux de découvrir quelqu’un qui « enfin, parlait de la véritable Amérique, sans sourdine et sans déguisement », une Amérique « profondément névrosée », écrivait-il dans son Journal, bien que ses personnages préfaulknériens « aux pieds d’argile, aux mains de plomb et à l’allure de golem » ne devaient pas tellement lui plaire.
La traduction du recueil, de Marguerite Gay, remonte à 1927. Elle a vieilli par endroits, quand par exemple bitch est rendu par femelle, ou que le cri déchirant de Ray Pearson au milieu des champs : « Children are the accidents of life, Hal… They are not mine or yours. I have nothing to do with them », est sous-traduit par « C’est la destinée, Hal, la tienne comme la mienne, je n’y puis rien ». Même le titre de l’œuvre serait rendu plus naturellement par Winesburg, Ohio, comme on dit « Pittsburgh, Pennsylvanie ». La traduction de quelques-unes des nouvelles a été rafraîchie dans une édition récente de Rue Saint Ambroise sur laquelle je n’ai pu mettre la main. La traduction de Marguerite Gay reste vivante et très agréable à lire.
Jacques Desrosiers
Né de parents pauvres dans une petite ville de l’Ohio en 1876, Sherwood Anderson quitte l’école à 14 ans et exerce mille métiers pour soutenir sa famille, avant de devenir rédacteur publicitaire puis de diriger une entreprise de peinture. Il a 40 ans quand paraît son premier livre, bien qu’il noircissait du papier depuis des années et avait publié dans des revues. Homme excentrique, dans les années 1920 il achète et édite deux journaux locaux rivaux, un démocrate et un républicain. Pendant vingt ans il enchaînera romans, nouvelles, essais et récits personnels, mais sans jamais obtenir le succès de Winesburg, Ohio. Le mérite de ses œuvres ultérieures fait encore l’objet de débats aujourd’hui.
Jacques Desrosiers, maîtrise en philosophie de l’Université de Pittsburgh, a travaillé longtemps dans le milieu de la traduction au Canada. Il tient maintenant depuis le Québec un blog, Quartiers littéraires, où il réunit critiques, notes de lecture et pages personnelles.
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