William Faulkner, Nouvelles, Tome VI en la Pléiade
William Faulkner, Nouvelles, édition de François Pitavy, 16 Mars 2017, 74€ (67€ en 2017)
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: La Pléiade Gallimard
Pour Léon-Marc Levy
« Avant que nous n’ayons atteint le village, la cloche avait commencé de sonner. Les notes cadencées qui sortaient du clocher dépouillé de l’église paraissaient s’envoler librement dans le vent comme d’une branche en hiver. Dès le soleil couché le vent se mit à souffler. Nous regardâmes le soleil toucher la cime des montagnes, puis le ciel perdit la vivacité de son bleu pâle et prit une teinte légèrement verdâtre, comme du verre, sur laquelle se découpa, noire et nette, la crête que nous venions de quitter, où s’estompait déjà la chapelle avec sa poignée de fleurs séchées au pied du crucifix qui disparaissait » (Mistral, II, p. 929-930)
Les nouvelles de Faulkner sont nombreuses : leur composition, depuis « Atterrissage risqué » (1919) jusqu’à « Poursuite au matin » (1955), couvre trente-cinq années.
Elles sont un condensé de l’art du romancier. Il y a une « circulation ou porosité entre nouvelles et romans », comme le rappelle François Pitavy dans sa préface à cette remarquable édition. « Génétiquement parlant, il n’existe pas dans la production de Faulkner de partage toujours bien défini entre romans et nouvelles : certains romans se construisent à partir de nouvelles – c’est le cas des Invaincus (1938), de Descends, Moïse (1942), du Gambit du cavalier (1949), et aussi du Hameau (1940), à la structure plus intégrée –, et un roman au moins est né d’un projet de nouvelle, comme l’a expliqué Faulkner au sujet du Bruit et la Fureur. En outre, des personnages d’abord esquissés dans des nouvelles s’étoffent ensuite en personnages de romans. Car avant même d’imaginer les péripéties d’un roman ou d’une nouvelle, Faulkner voyait ses personnages se tenir debout et projeter une ombre, comme il aimait à le dire : d’où l’apparition et le retour des mêmes personnages ou de leurs avatars […] ».
Encore ne faut-il pas considérer l’écriture de nouvelles comme l’indispensable galop d’essai, pour un romancier. Faulkner a ainsi confessé, de touchante et troublante manière : « Je suis un poète raté. Peut-être que tout romancier désire commencer par écrire des poèmes, découvre qu’il ne peut pas et aborde alors la nouvelle qui, après la poésie, est la forme littéraire la plus exigeante. Et c’est seulement après avoir échoué là qu’il se tourne vers le roman » [1].
Ainsi que l’a rappelé Marie Liénard dans « Faulkner et le grand fleuve » (cf. la revue Études, 2006), William Faulkner reste, peut-être, de tous les écrivains américains, le plus apprécié des Européens. « Il aurait même été “découvert” par les Français. De célèbres essais, celui de Sartre en particulier, l’ont introduit sur la scène littéraire française avant qu’il ne soit reconnu dans son propre pays ».
Et ce bien que le génie de la langue faulknérienne ait été quelque peu grimé, la traduction s’étant affirmée, par certains aspects, adaptation. Dans sa note de présentation à l’édition de la Pléiade – entamée il y a de nombreuses années –, François Pitavy fait remarquer combien la traduction de Coindreau avait « classicisé Faulkner », avait rendu sa langue « plus conforme au génie de la langue française » : coupées, les phrases l’avaient parfois été ; les structures grammaticales avaient parfois été réorganisées. La révision due à François Pitavy de la traduction de Coindreau a tenté, avec un indéniable succès, de « traduire, de trahir le moins possible », en s’approchant, sans goût aucun pour la pudeur et le sacre, du si singulier style de Faulkner, au plus près de sa peau vivante, frémissante, – dans une lecture qui est une « co-création », ou « conaissance » comme le disait Claudel.
Si Faulkner a, dès l’abord, autant touché les écrivains français (Sartre, Malraux…), ce n’est pas du fait de ses audaces formelles rendues moins apparentes, moins éclatantes par le geste dispensable de son premier, et néanmoins méritant traducteur, c’est du fait de l’universalité à laquelle il donne précisément corps. L’écrivain s’attache à créer (les formules sont de Faulkner) un « cosmos bien à lui » (a cosmos of my own), une « terre-timbre poste » (postal stamp of soil) qui deviendra « planète » et acquerra une dimension universelle.
Et ce pour répondre – semble-t-il – à la définition que Joseph Conrad donne de l’art dans Le Nègre du « Narcisse » (1897) :
L’art […] peut se définir comme la tentative d’un esprit résolu pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en lumière la qualité, diverse et une, que recèle chacun de ses aspects. C’est une tentative pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et essentiel – leur qualité la plus lumineuse et la plus convaincante – la vérité même de leur existence.
L’artiste donc, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité et lance son appel.
Serait-il pour cela dans un travail très concret, comme l’a rappelé Faulkner dans les conférences qu’il a données à l’Université de Virginie en 1957 et 1958, l’écrivain « pei[gnant] » dans leur unicité « des êtres humains et emplo[yant] ses matériaux en les prenant [aux] trois sources » que sont l’imagination, l’observation et l’expérience, « comme le charpentier va dans son cabinet de débarras pour y prendre une planche qui doit faire l’affaire pour un coin de sa maison » [2].
L’observation et l’expérience, soit. Mais l’imagination ? Quel est le rapport de l’imagination à la vérité ? Il est possible pour Faulkner d’aller chercher dans la projection imaginaire le moyen d’atteindre une vérité qui se dérobe.
Qui se dérobe ? De l’œuvre « littéraire », il convient de dire ce que Heidegger affirme de l’œuvre d’art en général : die Kunst ist ein Werden der Wahrheit (l’art est un advenir de la vérité).
Ce que Claude Romano [3] commente ainsi dans « Faulkner phénoménologue » (cf. la revue Esprit, 2009) :
La littérature […] n’est pas une imitation, mais une révélation : ce qui veut dire, non pas une Weltanschauung partielle, non pas une perspective limitée et subjective sur le monde, mais une manière de s’installer en son cœur et d’en manifester le sens total. Elle œuvre, en ce sens, non par le biais de concepts et d’idées (bien qu’il y ait beaucoup d’idées dans la littérature), mais en faisant appel à notre être indivisiblement sensible, affectif, intellectuel, charnel [4].
Bien avant George Steiner, Faulkner nous invite, nous lecteurs, à être tel l’inoubliable Benjy dans Le Bruit et la fureur, c’est-à-dire à ne pas ressentir quelque chose, à ne pas avoir de sensations, ces reliquats d’objectivation qu’ont postulés les empiristes, mais à sentir tout court : « Je ne me suis pas arrêté. Je pouvais sentir ». Il s’agit d’avoir, comme l’a théorisé Claude Romano, non pas des perceptions qui figent et détachent, mais une indistincte et unique appréhension où les choses communiquent entre elles, toutes et chacune, musicalement.
Faulkner fait de facto – au fil de ses textes – appel à notre perceptude, ce terme étant emprunté à François Roustang dans Il suffit d’un geste : « La perceptude ne peut être circonscrite et mise à distance. Elle est l’aire où nous ne sommes plus des observateurs fixes faisant face à des objets ; elle est le territoire dont nous participons pour en devenir une part insécable ».
Et c’est seulement en cet état, une fois conscientisé, que l’on sera à même d’être frères – ce qui nous rendra plus humains – des personnages faulknériens, qui farouchement donnent forme, ainsi que l’a précisé Marie Liénard, et à leur indignation (outrage [5], rage out – rage extériorisée, exorbitée, un peu à l’image de l’horreur décrite par Julia Kristeva dans Les Pouvoirs de l’horreur –) et à leur endurance (endurance – mot presque intraduisible dans sa connotation de survie, d’affirmation de soi, d’espérance aussi –).
Quelles que soient leurs dérives, jamais Faulkner ne juge ses personnages ; il cherche à les comprendre : « Mon idée, avance-t-il, – idée que reprendra Milan Kundera –, est que personne n’est entièrement bon ou entièrement mauvais. […] Peut-être que l’écrivain n’a aucune idée de la moralité » (William Faulkner à l’Université, op. cit.).
Faulkner va même plus loin : jamais il n’assène qu’existent des fautes dans le comportement humain. Ce faisant, il retrouve le sens originel de l’hamartia, qui n’est pas faute, mais aveuglement. Folie. En cela s’affirme-t-il, dignement, comme l’un des petits-fils de Shakespeare : « None does offend, none, I say, none. I’ll able ’em » (« Personne n’est coupable, personne, dis-je, personne. Je me porte garant de tous » [6]).
Matthieu Gosztola
[1] « William Faulkner » [entretien avec Jean Stein, 1956], in Romanciers au travail, Paris, Gallimard, « Témoins », 1967 (traduction modifiée).
[2] Dir. F. L. Gwynn et J. L. Blotner, William Faulkner à l’Université, Cours et conférences prononcés à l’Université de Virginie (1957-58), Paris, Gallimard, « Connaissance de soi », 1964.
[3] Cet article doit beaucoup aux excellents travaux de ce philosophe. Qu’il en soit ici remercié.
[4] Je souligne.
[5] Le mot revient comme un leitmotiv dans toute l’œuvre de Faulkner, jusque dans son discours pour la réception du prix Nobel.
[6] Le Roi Lear, acte IV, scène 6 ; traduction de Jean-Michel Déprats.
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