Voyous de velours ou l’Autre Vue, Georges Eekhoud (par Patrick Abraham)
Voyous de velours ou l’Autre Vue, Georges Eekhoud, éditions GayKitschCamp, 2015, 180 pages (notes et analyses de Mirande Lucien), 20 €
« beaux de la beauté primordiale, brutes libres et impulsives, candides dans leur perversité même »
Voyous de velours, publié par le Mercure de France en 1904 sous le titre L’Autre Vue, puis sous son titre définitif en 1926 à La Renaissance du livre, constituera pour les curieux une excellente introduction à l’univers (à l’imaginaire, aux fixations, à la géographie intime, à la langue) de Georges Eekhoud, né en 1854 comme Rimbaud. On peut en effet considérer ce bref récit comme une sorte de manifeste romanesque où l’auteur, à travers le personnage de Laurent Paridael, déjà présent dans La Nouvelle Carthage en 1888 et soudain ressuscité puisqu’il y disparaissait lors d’un incendie, donne l’impression d’avoir essayé de condenser une vision du monde et une vision de la société – une érotique et une éthique.
Le roman se construit sur une double narration. « L’honorable député Bergmans » prend d’abord la parole et nous fait connaître son neveu par alliance, qu’il accueille chez lui quand le garçon devient orphelin. C’est le Journal de Laurent Paridael retrouvé après sa mort qui forme la majeure partie du récit. Nous découvrons à travers lui un trajet affectif et existentiel : Paridael renonce en effet, à la stupéfaction de celui-ci, à la carrière respectable que son « tuteur » a envisagée pour lui et s’encanaille avec des chenapans amateurs de rixes mais au grand cœur, des délinquants de vingt ans déjà broyés par la machinerie sociale.
Ses goûts et ses dégoûts, son équipée transgressive d’Anvers à une « colonie pénitentiaire » pour adolescents où on l’engage comme surveillant (chapitre IV) et où une révolte sera matée par les armes avec la complicité des paysans des environs, aboutissent à une impasse, pourrait-on avancer aujourd’hui, puisqu’il choisit de se suicider (chapitre V) afin d’être enterré par un jeune fossoyeur dont l’allure et le charme, au sens le plus fort du mot, l’ont touché et lui ont indiqué la seule issue possible. Mais ce désastre apparent est aussi un acte de fidélité à soi-même et une déclaration d’amour, donc une apothéose : la scène finale, que je ne dévoilerai pas, où le séduisant fossoyeur sera subjugué à son tour, le confirmera.
Se déclassant avec méthode et délectation, Paridael espère-t-il pour autant une révolution ? Comme il l’explique sans ambages à Bergmans (chapitre I), c’est parce qu’ils ne sont pas des bourgeois que les « voyous de velours », les sous-prolétaires débraillés des rues dangereuses, comme les ragazzi des borgate romaines pour Pasolini plus tard, le fascinent. Un bouleversement social qui les transformerait en rentiers, en employés, annihilerait ses émois de rôdeur.
Paridael n’est pas Eekhoud, et il faut se garder des identifications hâtives ; mais on perçoit ici l’ambiguïté du positionnement politique de l’écrivain, malgré son intérêt pour les mouvements anarchistes, aimant les pauvres, les exclus, à condition qu’ils le demeurent. Mais cette ambiguïté, ou cet égotisme, pour nous qui avons assisté au cours du dernier siècle à une succession de débâcles idéologiques, permettent à l’œuvre d’Eekhoud, non prescriptive, ne s’enfermant pas dans un militantisme démonstratif, bref, ne concluant pas, de conserver une revigorante fraîcheur.
Au ton exalté de Laurent Paridael répond celui de son « tuteur ». Nous avons d’un côté un homme installé, enrichi, progressiste mais soucieux des convenances, et de l’autre un marginal délibéré qui trahit sa classe par amour de l’innocence présumée native (même dans le « mal ») des garçons du peuple.
Les errances de Paridael à Anvers et à Bruxelles, sur les docks, dans les quartiers ouvriers, jusqu’au pénitencier de Poulderbauge, évoquent pour un lecteur moderne, je l’ai suggéré, la « vitalité désespérée » des films et des poèmes de Pasolini et plus encore les romans de Genet, les « colons » de Poulderbauge annonçant à leur façon ceux du Mettray de Miracle de la rose. Les sympathies (whitmaniennes ?) d’Eekhoud envers les errants des villes et des campagnes, les irréguliers en rupture de ban, nodales dans Voyous de velours, se manifestent également avec force dans ses nouvelles : je renvoie à ses recueils Mes Communions (1892) et Le Cycle patibulaire (1895), admirés par Remy de Gourmont. Je renvoie aussi à son essai romancé Les Libertins d’Anvers (1912) où il retrace le parcours d’hérétiques flamands (les « loïstes » en particulier, disciples du couvreur Eloi Pruystinck mort sur le bûcher en 1544) que l’Eglise et les puissants réduisirent au silence : l’histoire n’est souvent hélas que la répétition d’une farce sanglante, et les poètes, comme Paridael après l’écrasement de l’insurrection de Poulderbauge, crient en vain parmi les ruines. On pourra se procurer Les Libertins d’Anvers aux éditions Aden, avec une préface virulente de Raoul Vaneigem (2009).
Dans Voyous de velours comme d’ailleurs dans Le Portrait de Dorian Gray de Wilde (1891) et Monsieur de Phocas de Jean Lorrain (1901), à l’inverse par exemple des romans d’Achille Essebac, toute équivalence qualitative écartée, le personnage central, que les demoiselles de son milieu indiffèrent, ne semble pas avoir une complète conscience de la nature de son éros. Ou plutôt, si son attirance pour les vadrouilleurs des faubourgs a bien pour lui une composante esthétique, donc érotique, tant les grossiers vêtements qui les parent, leurs couleurs, leur étoffe (d’où le titre de 1926), en réaction à la laideur du costume bourgeois, les embellissent à ses yeux, tant il bande sentimentalement pour eux – elle reste presque chaste.
On serait tenté de reprocher à l’écrivain sa pusillanimité dans la mesure où il ne nomme pas les choses – posture facile à un siècle de distance. Or cette retenue, qui aurait pu affadir le récit, l’électrise en laissant subsister entre Laurent Paridael, ses camarades de fortune et d’infortune et nous, entre Eekhoud et nous, une zone d’indécision suscitant trouble, équivoque, charge poétique.
Faut-il voir en Eekhoud, contemporain de Magnus Hirschfeld et de la revue Akademos de Jacques d’Adelswärd-Fersen, un précurseur, sinon de Genet et de Pasolini, du moins d’un Daniel Guérin chez qui dissidence sexuelle et radicalité politique finiront par se rejoindre ? L’audace de Voyous de velours frappe en tout cas si on la met en parallèle avec des œuvres de son époque ou plus récentes précautionneuses dans l’évocation de passions subversives : on pensera ici aux dissimulations proustiennes et aux premiers romans de Julien Green, frileux et envoûtants à la fois.
Dans le Dictionnaire Gide publié par les Classiques Garnier en 2021 sous la direction de Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann, on repère une entrée « Georges Eekhoud ». Il y est rappelé que si Gide et Eekhoud se sont rencontrés dès 1897 grâce à André Ruyters, s’ils ont correspondu et si Gide a soutenu le romancier anversois lors du procès intenté à Escal-Vigor pour « outrage aux bonnes mœurs » en 1899, leurs relations se sont ensuite distendues.
L’auteur de Paludes, refroidi par la condamnation de Wilde en 1895, restait prudent dans l’affichage de ses préférences au tournant du siècle : l’édition commerciale de Corydon ne paraîtra qu’en 1924, et Si le grain ne meurt ne sera proposé au public qu’en 1926. Les livres d’Eekhoud allaient sans doute en cette période, comme le suppose Pierre Masson, un peu trop loin pour lui.
Patrick Abraham
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