Voyage en haute Connaissance, Bertrand Vergely (par Marc Wetzel)
Voyage en haute Connaissance, Bertrand Vergely, Les éditions du Relié (Guy Trédaniel), janvier 2023, 336 pages, 18 €
Le sous-titre de cet essai (Philosophie de l’enseignement du Christ) en indique clairement l’objet et l’enjeu ; une interprétation spéculative (mais ardente, et joyeuse !) de la nature du Christ et du message évangélique depuis l’idée d’une Vie infinie qui s’incarne en lui, et vient nourrir exemplairement la capacité propre à l’homme, par sa raison consciente et libre, de « faire vivre la vie même qui est en lui ». Or le constat de l’auteur (p.120) est sans appel : « Nous voulons apporter une réponse aux questions que pose la vie et nous ne sommes pas vivants ! ». Or « il faut être un être humain qui est. Pour être cet être humain, il faut avoir rencontré l’être, ce qui fait être et celui qui est et qui fait être. Le Christ a cette science » (p.89). « Haute Connaissance » est donc d’abord la science de vivre de tout son être ! C’est pourquoi, l’idée de vie étant omniprésente ici, quelques mots sur son sens (d’abord bien sûr biologique), pourront aider à saisir à quel titre, selon Bertrand Vergely, une Vie divine pourrait éclairer toute vie humaine depuis celle même du Christ.
Il ne faut pas craindre de comprendre la foi (ou l’intuition irrésistible) d’un penseur : un être vivant est un être qui, au contraire d’un être inerte, a en lui et prélève hors de lui, de quoi construire sa structure, régler sa propre activité, pour les entretenir et reproduire un certain temps : l’être vivant conserve en lui le code de sa fabrication, dont il use pour synthétiser les moyens de sa continuation. La sorte de « Verbe » biochimique dont il hérite l’a constitué, et c’est celui-ci qu’il relaie et déploie dans ce qu’il rend lui-même possible. Quand un système nerveux centralisé émerge au cours de l’évolution naturelle, la pensée et l’intelligence poursuivent cette puissance et ce travail par une vie propre des représentations à forger et des relations à saisir (la raison est ce qui en nous relie logiquement des représentations, et se représente scientifiquement les relations à l’œuvre dans la réalité) : le « verbe » s’y déploie plutôt alors comme langage articulé et discours du possible et du nécessaire, mais c’est la même alliance fondamentale entre vie et parole, ou auto-production et expression, qui s’y montre et s’y joue. Poser Dieu, c’est donc simplement estimer qu’il y a une Source de vie et de parole universelles pour toute la réalité (« La Vie est la langue céleste, le Verbe céleste qui se parle en soi », p.157), et que, dans et par la pensée humaine, la langue de la vie est en mesure de nous informer d’elle, et de nous faire relayer, dans le monde visible et le temps, sa Parole immémoriale, sa Voix de l’être, sa Vie invisible et ineffable. Et la pensée d’un auteur est logiquement foi chrétienne quand il ajoute simplement, comme fait Vergely, que « le Christ est la vie même faisant apparaître l’être de la vie » (p.74), ni plus ni moins. C’est cela que ce remarquable « Voyage en haute Connaissance » veut expliquer et justifier.
La « haute Connaissance », ce n’est d’abord pas le haut de la connaissance (pas une estrade dorée, ni une chaire d’acoustique parfaite), ni la connaissance du Haut (comme des jumelles naïvement braquées sur un étage suprême du Savoir), ni la connaissance des seuls esprits hauts, à l’altitude culturelle éprouvée et garantie (l’humilité, la patience et la noblesse d’âme sont, dit Vergely, requises pour l’aventure, et ce ne sont pas là les plus forts thèmes de nos forts en thème). Ce n’est surtout pas une connaissance hautement sécurisée, ni une hauteur à parapets connus, car la joie de comprendre n’y comportera pas le plaisir du réconfort : le christianisme de l’auteur est, en effet, particulièrement dérangeant, exigeant, méthodique et franc. En voici les raisons :
Dérangeant, car l’idée directrice de l’auteur est claire : si l’on réduit le christianisme à une religion de l’amour, de l’égalité sociale ou de la pitié, on fait le jeu de l’athéisme, car personne n’a besoin de Dieu pour aimer, redistribuer ou compatir. Ramener Dieu à ce que l’homme peut toujours faire au nom de l’homme, ce serait le rendre facultatif ; or, pour Vergely, Dieu est l’Unique Nécessaire (et la nécessité de l’Unique), ou il n’est rien.
Exigeant, car la question « Pour quoi faire, Dieu ? » signifie : « Qu’est-ce qu’on ne peut vraiment faire (humainement) qu’avec et par le recours à Dieu ? », et on vient de voir la réponse négative : il n’y a pas besoin que Jésus soit le Christ pour que son message de charité, de justice et de pitié soit entendu et mis en œuvre. Mais la réponse positive – rude et radicale – vient par la question : quelle est la signification cosmique du Christ, de cette « vie faisant apparaître l’être de la vie » (qui dépasse donc la valeur morale même de Jésus), dont nous avons impérativement besoin pour mettre en œuvre le pardon, l’humilité vraie, la patience et la noblesse d’âme ? Car le lien entre ces quatre vertus et une Source infinie de vie qui seule les ferait vivre est fait par l’auteur. Le pardon (p.236) parce qu’il est un geste gracieux de vie, qui souhaite à ceux auxquels il pardonne « de pouvoir revenir dans la vie », les replaçant ainsi eux-mêmes dans la source de vie à laquelle il retourne. Le Christ en croix pardonne à ceux qui ne savent pas ce qu’ils tuent, parce que, dit l’auteur, il crucifie la vengeance par le pardon, et qu’alors il crucifie lui-même la folie qui l’y clouait. L’humilité (p.283), parce qu’elle seule peut être fière de la Vie absolue dont elle sait être dépassée (ce que comprend l’homme de bien), alors que le salaud bouffi de soi, le « sale type », n’a aucun sens de sa propre indignité parce qu’il ne peut justement pas comprendre qu’une Vie absolue ne soit pas fière de lui. La patience (p.302) parce que la Lumière éternelle a son rythme : la précipitation, dit l’auteur, ne laisse pas au bien le temps de faire voir le mal, alors que la patience consiste à attendre que le mal ait le temps de « nous faire voir le bien ». La noblesse d’âme (p.72) parce que, comme chez Maître Eckhart, la noblesse est harmonie d’un être avec son droit d’origine, l’âme humaine ayant une naissance digne d’être connue (« nobilis » vient de « noscere ») et faisant vivre dans sa conduite la majesté qu’elle porte.
Méthodique, car les quatre chapitres du livre (Naître/ Grandir/ Libérer/ Resplendir) structurent rigoureusement le travail spirituel requis. Naître à nouveau, c’est apparaître vraiment dans la vie ; renaître, c’est reparcourir ce qui nous fait être pour qu’une présence infinie nous rajeunisse et que le bruit créateur originel nous ré-enveloppe et accueille : l’Incarnation du Christ signifie en effet que le divin naît de l’homme sans en provenir, et qu’il fait apparaître l’être de la vie, non dans des objets comme fait l’art, ou des rites comme fait la religion, mais dans le Vivant même qu’il est !
Grandir, parce que, comme dirait Jung, c’est faire pousser en nous ce qui fait vivre, c’est faire croître le Soi ; c’est, comme le formule l’auteur, faire dépendre le monde de l’avenir, et non plus l’inverse ; grandir, c’est « entrer dans la jeunesse du monde par l’avenir », (p.159). C’est aussi déjouer, par le haut, les pièges de la pensée infantile (folle de son souhait d’obéir et dans sa volonté de Loi) et de la pensée adolescente (ivre de rébellion, folle de son refus de la Loi) en comprenant la vérité adulte (faire grandir en nous ce que vise la loi, prendre pour loi de nous faire grandir) du règlement de sa propre vie. Ici défilent les paraboles évangéliques, et leur résolution paradoxale et mûre des faux dilemmes. « Ne dois-je pas, avec la Loi, lapider la femme adultère et devenir un meurtrier ? » ; pose-toi plutôt la bonne question (« Suis-je digne de lancer une pierre sur cette femme ? ») et constate, au-dedans de toi, que tu ne peux répondre « oui » sans te mentir. « Ne dois-je pas payer l’impôt à César et trahir ma tradition en finançant l’Occupant ? » ; regarde plutôt cette pièce de monnaie, et paye ce que tu dois visiblement à l’image visible qui y figure, tout en payant ce que tu dois invisiblement à l’Image de l’Invisible, au Verbe créateur ne figurant sur aucune pièce, car réglant ce qui est sans prix, et ayant rendu dès le principe figurable tout ce qui peut l’être.
Libérer, car la vie, dit l’auteur, peut et doit cesser d’être esclave (ou tyran) du mal qu’elle fait circuler. Elle peut et doit trouver en elle la force de « supporter de ne pas subir », qui est la vraie résistance, et la seule souffrance légitime. Il y a là à la fois un éloge de la vulnérabilité (« une créature invulnérable n’aurait été que le robot de Dieu », p.182), et de l’ouverture à l’Infini s’inspirant de l’ouverture de l’Infini même (pour Vergely, Dieu crée pour n’être plus seul dans son Abîme divin, Dieu y sort de Dieu (p.167) parce qu’il ne veut pas se garder pour lui, et, comme Dieu crée la vie pour ouvrir l’Absolu, l’homme pense pour ouvrir la vie et (p.179) faire vivre l’Ouvert. Comme la Création met de l’être à tout ce qui n’était jusqu’alors, hors de Dieu, que néant, être créé, pense l’auteur, c’est se libérer du néant, c’est « être délivré de tout ce qui n’est pas l’être », p.168).
Resplendir, enfin : Vergely ne cache pas que, pour lui, la mission fondamentale du Christ est le partage de sa Transfiguration. « Rayonner de la divine lumière », tel est, « pour la création entière jusqu’à l’homme » le projet accompli dans le Royaume porté par le Christ, « Dieu fait chair et vie ». Pas de transfiguration sans Dieu, puisqu’en elle l’existence y figure précisément ce qui la dépasse et s’en revêt.
C’est là que la franchise de l’auteur fait rude leçon : le devoir de transfiguration est radical, pénible (« On n’entre pas dans la connaissance comme dans un moulin », p.290), stupéfiant, réservé aux âmes ayant loisir (toujours légitime ?), vaillance (équitablement disponible ?) et abnégation (exigible des malheureux et malchanceux ?) de l’assumer ! C’est dit (p.287) : « Pour aller dans le Royaume, il faut mériter la royauté », car « le Royaume des cieux est royal parce qu’il ne lâche rien ». Le christianisme social, la victimisation des âmes (« Il faut renoncer à être la victime qui devient un bourreau afin de se coiffer avec la couronne du sauveur ! », p.219) et l’espérance même d’une société chrétienne ne sont certes pas ici la priorité ! La page 305 le dit à elle seule de trois façons : « Le monde est malade de ne pas apercevoir qu’il est le problème qui l’assaille. Il se prétend victime ». Puis : « Comme la société courante salue le succès comme une vertu, le vice qui réussit n’est plus du vice, mais une vertu, tandis que la vertu qui échoue n’est plus de la vertu mais un vice ». Enfin : « Lorsque la violence spirituelle s’empare du monde, elle fait passer la conscience noble et élevée pour une illusion bonne pour les naïfs et les niais. À l’inverse, elle fait passer la dureté et le cynisme pour de l’intelligence ». La voie étroite de la transfiguration ne démystifie les « voyous » spirituels qu’en risquant d’en décourager les tenants de la vie commune et quotidienne :
Si, en effet, « ce sont les voyous spirituels qui sont orgueilleux et fiers d’eux-mêmes. On peut faire de Dieu un dieu voyou pour les voyous. Avec les pouvoirs corrompus, c’est ce qui se passe. Dieu devient un Dieu voyou pour une société de sales types » (p.282), c’est aussi que « Tout un christianisme a tellement voulu le pouvoir qu’il a voulu que tout le monde comprenne en ayant peur qu’il ne comprenne pas. Ramenant l’Évangile au concret et à la vie quotidienne, il l’a tellement vidé de sa substance que les églises qui devaient se remplir sont vides. Si c’est pour y trouver ce que l’on trouve partout, pourquoi s’y rendre ? » (p.279).
Mais Dieu est caché, dit superbement l’auteur, parce qu’il est vivant. Et la transfiguration fait apparaître la lumière divine qui se trouve déjà, cachée, dans les choses et les êtres ; l’homme est « créature royale » parce qu’il peut la faire émerger de son regard contemplatif, et l’accompagner par grâce. L’homme, sur le modèle du Christ, peut faire vivre la présence de Dieu qu’il sent vivre en lui : l’immensité de l’existence et l’intimité de la parole s’échangeant alors leurs attributs dans le souci retrouvé de la vie infinie.
On peut, bien sûr, contester que l’homme ait besoin de Dieu pour faire vivre la vie qui est en lui. L’Univers pourrait peut-être à lui seul être ce Principe intime qui cimente l’immensité, et cette immense Fulguration qui produit et explique notre intimité spirituelle. A-t-on nécessairement besoin de poser une « Vie absolue » pour nous convaincre qu’il « valait la peine d’apparaître sur terre » ? (p.332). Peut-être pas ; mais il valait la peine, avec ce livre, d’en laisser en nous apparaître l’idée. Le devoir de transfiguration ne connaît, en tout cas, comme le montre l’auteur, ni culpabilité, ni punition, ni esclavage, et renvoie à leur néant violent toutes les religiosités qui s’autoriseraient d’eux. Notre ami haut-connaissant rappelle en tout cas trois formidables et simples leçons : on ne voit loin que du dedans ; on ne mûrit qu’en avant ; on ne trouvera paix véritable qu’en « une conscience regardant l’élan de la Vie agir en elle » (p.143).
Oui, de la Vie et de la plénitude, insiste l’auteur ; pas de la mort ni de la souffrance. Si « la mort est un moment de vérité ; on y est dans le réel absolu » (p.232), c’est pourtant encore l’être et la réalité qui font exister la mort, et non l’inverse. Le deuil doloriste, y compris aux pieds de la Croix, est un contre-sens. Vergely, avec son usuelle netteté, conclut ainsi le message de la Crucifixion : l’être qui « vient de la vie divine pour faire accéder tout à elle » (p.237) n’avait pas à mériter sa Résurrection par la souffrance, car « c’est Dieu qui sauve ; ce n’est pas la souffrance. Lorsqu’on fait de la souffrance ce qui sauve, on évacue Dieu ». Notre auteur pousse le paradoxe jusqu’au sublime (p.235) : « Pour mourir, il faut ressusciter ». Ne comptons donc pas sur la mort pour nous débarrasser de Dieu ! Comptons plutôt sur la vie divine pour restaurer la nôtre.
Note : malgré sa formidable originalité, des lecteur spécialisés détecteront sans mal dans cet essai une triple influence : celle du détachement franchement mystique d’un maître Eckhart, celle de la spiritualité clairement gnostique d’un Raymond Abellio, celle de la théologie nettement phénoménologique d’un Michel Henry. Mais le lecteur commun (que je suis) et de bonne foi (que j’essaie d’être) peut aisément accéder à ce livre sans se soucier de ces références (que je maîtriserais mal, prétendant les manier).
Marc Wetzel
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