Voyage en Aplostan, Robert Notenboom (par Murielle Compère-Demarcy)
Voyage en Aplostan, Robert Notenboom, mai 2019, 170 pages, 16 €
Edition: Z4 éditionsQue va faire le Président André François (alias Aloïs Dupont) en dehors de l’Hexagone et pourquoi se déguise-t-il en homme ordinaire pour prendre « le premier avion de ligne pour l’Aplostan ? ». Le lecteur est renseigné dès le premier chapitre, « Les échecs ayant succédé aux échecs, les intellectuels les plus renommés s’étant trompés comme jamais dans leurs conseils au Président André François, celui-ci eut une idée de génie : aller voir lui-même comment les choses se passaient dans un pays prospère bien que mal doté par le destin en richesses naturelles. Il confia les clés de l’Elysée au premier ministre, se déguisa en homme ordinaire – tâche difficile » – et s’envola à bord de « l’aplos-Air-Lines » pour l’Aplostan. Le lecteur est ainsi propulsé d’entrée in media res, dans un scénario original ouvert à une multitude d’interrogations, curieux de savoir ce que l’intrigue va lui révéler ou lui suggérer comme réflexions peut-être entre ses lignes – « comme dans un monde intemporel qui favorise la réflexion ». Changer de pays pour un président changerait-il la donne pour le cours de son existence et de la nôtre ? L’originalité du scénario éclate dès le début du roman : l’exil auto-décrété d’un Président – hors de son pays vers un pays que nous ne connaissons pas –, muni de « faux papiers que ses services secrets avaient fournis à sa demande au Président ».
« En Aplostan »… nous pensons d’emblée à une sorte de pays hors cadre, comme en « apesanteur » par rapport aux lois qui régissent notre monde… « aplos » aussi, en grec, peut signifier « souffle de vie ». D’ailleurs, ce pays voue géographiquement son territoire au « bien précieux » de la terre : aucune banlieue, « pas de ces zones intermédiaires qui défigurent vos campagnes », le territoire est divisé en parts dévolues soit à la forêt, soit aux champs cultivés, soit aux villes, « de la façon dont les néerlandais géraient les sols des nouveaux polders asséchés ». Dès lors, quel nouveau monde va rencontrer notre Président national ?
Le décor n’est pas totalement fictif, puisque le Président André François s’exile de France (« pas la moindre trace d’un feu de forêt alors qu’il venait de France où des incendies en ce moment même ravageaient des centaines d’hectares ») ; son voyage au long courrier (« une quinzaine d’heures » de vol) comporte une escale à « Bang Kock » et le mène dans un pays de l’Asie du Sud-est indépendant, disposant au sud d’une « petite zone littorale en bord de la mer de Chine », lieu de paradis fiscaux ; des références évoquent bien notre monde, passé, actuel, en devenir, ou de loin (« le “Figaro” » peut être lu dans l’avion, une « voiture sans chauffeur » conduit André François alias Aloïs Dupont de la piste d’atterrissage vers une rencontre avec le « Président Bimbo » de l’Aplostan ; une Carte d’Identité à Points inspirée de notre Permis de Conduire à Points permet d’évincer du territoire les délinquants récidivistes ; le Président Bimbo sirote un « Veuve Cliquot 1905 » ; les toits des constructions sont constitués au moins à 50% de panneaux solaires ; le Président Français peut être identifié comme l’un des successeurs de François Mitterrand qui instaura le Permis de conduire à Points (institué en 1989, mis en place en 1992) et de Jacques Chirac qui supprima le service militaire…).
Des personnages, accessoires ou éléments du décor, nous semblent familiers en même temps qu’ils nous paraissent différents de ceux auxquels nous sommes habitués, plongeant le lecteur dans un univers mi-réel mi-onirique, cocktail inédit à la manière des personnages ou éléments animant l’univers de L’écume des jours de Boris Vian. Ces constituants extraits de notre environnement avoisinent avec d’autres détails étranges ou inquiétants (les deux hommes en civil qui encadrent Aloïs Dupont à son arrivée, « de taille herculéenne », ne laissent paraître « aucune expression sur leurs visages qui sembl(ent) de cire. Imberbes. Pas de sourcils. Les cheveux sembl(ent) artificiels, collés ») ; des « robots humanoïdes » travaillent au service du pays, « humanoïdes de catégorie 10 », délinquants récidivistes qui ont perdu leur statut de citoyen ; l’Aplostan est dépourvu de Ministère de la Culture jugé « tout-à-fait contreproductif » ; les contrats à vie tels les mariages en France sont interdits, un « contrat d’éducation » lie les deux partenaires jusqu’aux dix-huit ans de leur enfant, moment où est mis fin ipso facto au contrat). Le suspense s’installe chez le lecteur : dans quelle sorte de pays sommes-nous, suspendu entre l’étrange et le familier ? Le personnage principal, d’entrée guidé par des gardes, ne semble pas maître de son chemin, au point que son acheminement depuis la piste d’atterrissage jusqu’à la résidence luxueuse du Président Bimbo ressemble à un enlèvement : vitres presque noires du véhicule qui le transporte, égarement du Président français qui tente de repérer le lieu où il se trouve via les bruits de son environnement :
« Ils gagnèrent une autoroute, traversèrent en trombe la ville d’Aplospol à ce que sembla deviner Aloïs à travers les vitres presque opaques. La voiture devait maintenant traverser la forêt. Au bruit, il conclut qu’on roulait maintenant sur des graviers, moins vite. Le véhicule s’arrêta ».
Quelques pans du décor peuvent faire penser à l’univers kafkaïen, notamment dans Le Château où l’anti-héros n’est pas maître de son destin et se heurte à son insu à une administration sourde dont nous retrouvons des aspects absurdes dès le début de Voyage en Aplostan – traits soulignés par le recours à l’ironie : à bord de l’avion de l’Aplos-Air-Lines une hôtesse par exemple distribue un exemplaire de l’Aplos Morning Star dont les pages intérieures sont blanches. Lorsque le voyageur Aloïs Dupont s’en étonne auprès de l’hôtesse et l’interroge sur l’utilité d’un tel journal, celle-ci répond dans un éclat de rire : « Nous le distribuons parce que c’est la procédure dans notre compagnie ». N’est-ce pas là, de la part de l’auteur Robert Notenboom, un clin d’œil au fonctionnement de notre propre société ? Autre résonance kafkaïenne : l’anti-héros Aloïs paraît surveillé dans tous ses faits et gestes par une sorte de Big Brother anonyme et invisible et, dès son arrivée à l’aéroport, il est mystérieusement démasqué/identifié par son homologue aplostanais.
Enfin des éléments contradictoires contribuent également à immerger le lecteur, dès le début du roman, dans une atmosphère ambiguë : par exemple la solennité quelque peu rigide avec laquelle les « sbires » du Président emmènent le Président français vers la rencontre de son homologue de l’Aplostan tranchent avec les propos de ce dernier à propos de son pays : « Soyez le bienvenu dans le pays de la simplicité et de la sérénité ! ». Le caractère assez directif, non ouvert au dialogue, du Président de l’Aplostan peut également laisser perplexe. Plus loin dans le roman, nous apprenons que le véhicule sans chauffeur était en réalité télécommandé par le Président Bimbo depuis son téléphone portable et que les deux « sbires » sont en fait des robots humanoïdes rechargeables ; que l’Aplostan, pays pourtant connu pour son pacifisme, a instauré le service militaire (« Service National ») pour leurs jeunes et dispose « d’armes sophistiquées »…
Nous n’oublions pas que le diable sait parfois ingénieusement se cacher dans les détails, voire qu’il peut être le commandant seul maître à bord (« chef suprême ») d’un monde possible, apparemment « simple ». À voir si c’est le cas ici…
Le vraisemblable est le moteur de ce roman qui nous plonge au cœur d’un pays fictif dont les lois diffèrent des nôtres par leurs modalités d’application, mais ne nous semblent pas illisibles ni inconcevables. Tout est une question de dosage. Aux tournures alambiquées des lois régissant notre territoire français (« (…) votre pays est réputé pour avoir été le pays de la politesse et donc de l’hypocrisie », lance « Élisa » (« asile » d’amour de passage pour notre exilé), correspond en territoire aplostan la simplicité de lois responsables édictées par les citoyens eux-mêmes dont le destin dépend de leur capacité et volonté à les respecter sans les détourner. Mais sont-ils réellement libres de vivre leur destin ? Si l’égalité dans ce pays asiatique semble assurée pour les citoyens grâce à une fiscalité équitable, la « simplicité » du pays aplostonais s’appuie sur une logique de fonctionnement éloignée des variantes et des relations humaines ; son originalité fait fi des faiblesses humaines pour se concentrer sur l’essor d’une « population active (qui) reste saine et productive ».
Le dispositif législatif à l’égard des fumeurs illustre à propos cette situation : la sécurité sociale du pays rembourse en partie les fumeurs à partir de l’âge de 45 ans, partant du constat que peu de personnes « qui n’ont jamais fumé se mettent à le faire » à cet âge parce qu’ils seraient partiellement remboursés, et que les « fumeurs, arrivés à l’âge de 45 ans (…) sont tellement dépendants de leur drogue qu’il serait peu raisonnable de vouloir les guérir de cette addiction ». « Un collège de chercheurs (ayant) établi qu’il fallait en moyenne une vingtaine d’années pour que la consommation de tabac induise un cancer des poumons », apporter une petite aide sociale aux plus irréductibles des fumeurs améliore tout compte fait l’équilibre financier des caisses de retraite (« en difficulté comme partout ») par une durée de vie diminuée chez les fumeurs invétérés. L’Aplostan serait ainsi régi par la loi du marché…
L’Aplostan renvoie-t-il à un pays possible ? L’illustration de couverture signée Jean-Paul Fouques, représentant un avion de papier en vol, s’inscrit dans le ciel d’une telle interrogation. L’Aplostan, sorte de pays alternatif, serait-il en uchronie une « démocrature » ou au contraire une démocratie idéale ? Quelle différence établir entre une « démocrature » et la « dictature parfaite » évoquée par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes ? Relisons la définition d’Huxley : « La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude… ». Il semble bien que ce soit la possibilité de la Liberté qui soit au cœur de l’enjeu romancé. Est-on libre en France où, d’après un personnage, « tout ce qui n’est pas obligatoire (…) est interdit et (…) tout ce qui n’est pas interdit (…) est obligatoire » (le jugement donne dans la caricature avec humour pour souligner le fait relevé d’un rétrécissement des libertés individuelles) ? Est-on libre en Aplostan où les individus peuvent plus ou moins s’épanouir dans un système capitaliste en fonction de leur appartenance sociale ou des latitudes qui leur sont offertes a priori ? Peut-on échapper au déterminisme social en tant que citoyen et, par voie de conséquence, en tant qu’être humain ? Mais s’agit-il bien de cela, puisque par certains côtés Aplostan paraît plus simplement et efficacement géré dans sa constitution que l’État français ?… Où, l’État-providence ? Où l’État libéral ? Quid de l’Aplostan ? Si un autre monde est possible, une chose est sûre, l’autre organisation de la société mise en œuvre en Aplostan, ne rejoint en aucun cas les revendications ou prises de position communes aux mouvements altermondialistes. Au lecteur de s’avancer dans ce dédale romanesque pour tenter de s’en faire sa propre représentation ; de se repérer dans ce qui ressemble à une zone inédite, labyrinthique, initiatique…
Murielle Compère-Demarcy
Robert Notenboom, né à Paris en 1931 d’une mère allemande et d’un père néerlandais, après avoir longtemps vécu sur l’île de Groix, réside actuellement à Douai, dans le Nord. Outre ses recueils de poésie, il est l’auteur de Langue Française et Poésie (2012 et 2015) et des Flashes sur une vie sans importance suivi des Fables et contre-fables (2015) ainsi que des Dialogues de Béotie (2017).
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