Voyage de classes, Nicolas Jounin
Voyage de classes, octobre 2014, 248 pages, 16 €
Ecrivain(s): Nicolas Jounin Edition: La Découverte
Le sociologue et professeur Nicolas Jounin, dans son ouvrage Voyage de classes, sous-titré Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, paru en octobre 2014 aux Éditions La Découverte, présente le déroulement d’une enquête et le travail d’une centaine d’étudiants de première année en sociologie de l’Université de Paris VIII Saint-Denis menés sous sa direction. Ces enquêtes se sont déroulées dans une partie du VIIIème arrondissement de Paris, appelé le Triangle d’Or qui couvre les quartiers délimités par les avenues Montaigne, George-V et les Champs-Elysées. Il héberge les familles fortunées qui veulent marquer leur position sociale, les entreprises et des commerces et des hôtels de luxe, des ambassades.
Nicolas Jounin nous raconte comment il procède pour que ces étudiants s’emparent des méthodes et des outils de la sociologie, comment ils ressentent à leur égard des formes subtiles de discrimination sociale et comment ils parviennent au fil de jours à explorer de façon plus distanciée les rapports de classe. Ce professeur renouvellera l’expérience trois années de suite.
Dans cet essai, la réflexion que mène l’auteur est à plusieurs étages et ressemble à un emboîtement de matriochkas. Il tire plusieurs fils.
De son côté, il tient deux postures. Il est à la fois observateur et professeur.
En situation, sur les lieux où il accompagne ses étudiants, il observe leurs réactions, analyse leurs sentiments. Dans ce rôle, il est d’une grande attention et d’une grande finesse. Il pousse sa pensée jusqu’à sa propre introspection.
Dans son rôle d’enseignant, durant les cours, il évite tout sentimentalisme, il prend distance, exige d’eux une absolue rigueur. Il pousse avec eux la réflexion le plus loin possible sur ce que doit être une enquête sociologique. Il introduit des données statistiques qu’il commente avec eux, leur apporte des documents à observer, leur fournit des fragments de livres d’autres sociologues qui ont travaillé sur le même terrain, notamment il cite à plusieurs reprises les ouvrages de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot et en fait avec eux l’étude. Il les met constamment en garde contre leurs affects qui risqueraient de fausser leur travail.
Du côté des étudiants, en petits groupes, ils observent durant des plages de six heures différents lieux. Imaginons qu’ils sont spectateurs, au cinéma. Ils ne sont pas passifs mais en alerte. Ils commencent à adopter le plan panoramique, puis ils cernent l’objet de plus en plus près, successivement en plan général, en plan moyen, en plan américain, en plan rapproché pour finir en gros plan et même en très gros plan. Dans un premier temps ils examinent de l’extérieur. Ensuite, ils pénètrent à l’intérieur d’un espace clos qu’ils choisissent d’explorer plus attentivement. Enfin, ils terminent leur enquête par un entretien avec une personne qui accepte de se soumettre à cette pratique.
De retour en cours, toutes les données qu’ils ont colletées sont analysées, classées, rédigées. C’est donc tout un long parcours qu’ils accomplissent qui les oblige à être vigilants sur ce qui s’offre à leur vue, d’être à l’écoute de l’interviewé et aussi d’être capables de se sonder eux-mêmes dans un retour réflexif pour aboutir à un objet fini qui doit approcher la justesse, la rationalité, la précision d’un compte-rendu professionnel.
Cet essai pose bien des questions. C’est tout près, de se rendre de Saint-Denis, dans la banlieue nord de Paris, au centre de Paris dans les quartiers de ce riche triangle d’or. Il suffit de monter dans un RER ou un tramway maintenant nous dira-t-on. Et pourtant c’est très loin. C’est comme d’entrer dans un musée, dans une galerie de peinture, dans un théâtre ou même de tourner les pages d’un livre. Quelle frontière invisible et étanche sépare ces mondes ? Comment se familiariser avec l’inconnu ? Peut-être les bonnes clefs manquent-elles. Peut-être faut-il oser s’en emparer.
Ce sont ces clefs que Nicolas Jounin apporte dans ses cours en permettant à ses étudiants de se familiariser avec ce monde nouveau et étrange pour eux. Sa démarche n’est pas si fréquente et un peu risquée même. Les étudiants vont recevoir des coups à l’estomac dont ils n’avaient aucune idée. Ils vont devoir se familiariser avec des coutumes et des préoccupations bien éloignées des leurs. Ils vont devoir accepter certains regards ou certains mots humiliants, être l’objet de suspicion, ressentir leur illégitimité parfois et garder, malgré tout, la tête froide d’enquêteur en sociologie qui sait prendre ses distances et se conquérir le sens des nuances. Car tout détail, « tout signe a une signification qui est le produit d’un conteste et d’une interaction ». Pour tous ces jeunes de Saint-Denis c’est un sacré voyage initiatique qui va enrichir leurs connaissances de la société dans laquelle ils auront à trouver leur juste place. L’objectif de ce professeur est que les étudiants se conquièrent « un rapport actif au savoir qui leur permette de voir et de sentir qu’ils ont affaire à un champ de bataille où il faut prendre parti et s’engager ».
Nicolas Jounin conclut : « C’est dans ces universités en périphérie des établissements d’élite parisiens que les hiérarchies sociales, scolaires et scientifiques ont une chance d’être un tant soit peu subverties. C’est ici que devraient affluer les ressources nécessaires à la démocratisation de l’enseignement supérieur, car c’est ici que devrait advenir la prédiction de Hughes : un jour nous serons tous égaux, c’est-à-dire que n’importe qui pourra étudier n’importe quoi ». Voilà un beau programme à mettre en œuvre.
Et qu’en est-il pour le lecteur ? Ce qui est savoureux dans ce livre c’est de ressentir, nous aussi, toute une palette d’émotions fortes. Le temps de notre lecture, nous nous identifions tantôt à ces étudiants et nous devenons des indigènes qui pénétrons dans une jungle un peu effrayante, nous sommes secoués, ébranlés dans nos certitudes. Tantôt nous devenons ces nantis et nos préjugés remontent. Nous nous demandons avec étonnement pourquoi nos points d’appui sont si incompréhensibles à l’autre, alors qu’ils nous paraissent des évidences.
Par la lecture de ce livre nous découvrons ou retrouvons certaines données historiques, sociologiques, psychologiques. Nous aussi nous effectuons un voyage initiatique passionnant. « … nous sommes pris dans les limites de notre corps socialisé ». Ce livre élargit nos possibilités de compréhension du monde qui nous entoure.
De plus, furtivement, nous prenons conscience avec étonnement de tous nos présupposés intériorisés, nos intentions prêtées à l’autre, nous doutons, comme ces étudiants, de nos possibilités d’apporter à l’autre nos expériences de vie.
Voyage de classes est un essai très salutaire pour chaque lecteur qui se risque à cette traversée. Il retrouve des points communs avec l’un ou l’autre de ces groupes sociaux selon son histoire personnelle, il repère des similitudes de comportement qui transcendent les couches sociales. Il déplace ses certitudes, l’oblige au décalage, bouscule ses préjugés, ouvre à la complexité des situations et balaie toute tentation de condescendance.
Il oblige aussi chacun à se poser certaines questions qui ne relèvent pas de la sociologie mais du vivre ensemble dans la cité, c’est-à-dire du politique. Comment arriver à inventer, pour les jeunes, des pratiques passerelles qui permettraient de partager des savoirs qui relèvent de l’intime et des connaissances qui relèvent de la culture ? Comment concevoir des situations concrètes inédites qui comporteraient un volet d’initiation à l’entraide et à la solidarité entre les humains dans le respect de leurs différences ? C’est toute la société qui est concernée, les politiques, les éducateurs, les personnels de santé, les enseignants et chacun d’entre nous, pour que le voyage de classe ne se transforme pas en construction de cités closes sur elles-mêmes qui tôt ou tard risquent de provoquer des affrontements de classe violents.
Pierrette Epsztein
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