Voyage d’hiver, Jaume Cabré
Voyage d’hiver, février 2017, trad. Edmond Raillard, 304 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Jaume Cabré Edition: Actes Sud
« Si un ouvrage est bien écrit,
ses mots contiennent
la personne qui l’a créé ».
Jaume Cabré, Voyage d’hiver
La couverture des ouvrages publiés par les éditions Actes Sud exerce souvent un charme sur celui qui, furetant en librairie parmi les nouveautés, hésite. Le fidèle de ces éditions sait pouvoir compter sur la complicité entre illustration et texte. Ici, la reproduction du tableau de Fedor Karlovich Burkhardt, Un paysage d’hiver avec une troïka, évoque autant l’ambiance désolée du recueil que la curiosité que chaque nouvelle suscite.
La première s’ouvre sur le concert que doit donner Pere Bros. Obsédé par Schubert dont il est l’immense interprète, le pianiste se souvient du portrait du compositeur sur la couverture de la biographie que lui consacra Gaston Laforgue, Voyage d’hiver. Mais pourquoi l’homme auquel le virtuose téléphone durant l’entracte et qui semble être son seul ami est-il si peu disponible ? Et pourquoi le concertiste tant réputé, au lieu de respecter en deuxième partie le programme, déstabilise-t-il son public par l’exécution d’un morceau inconnu et génialement déconcertant ?
Les réponses viendront au fil de nouvelles en apparence disparates : absence d’unité de lieu et de temps, longueur très inégale, ton nostalgique ou grinçant.
Ainsi, Le testament, L’espoir entre les mains ou encore Ballade, tiennent de Maupassant, la première pour la chute, cruelle et hilarante, la deuxième et la troisième pour l’existence pitoyable de leurs personnages, laissés pour compte de la société. Plop ! et La négociation entraînent quant à elles dans un monde de tueurs à gages et de secrets. Absurde ou burlesque ? Comme pour le personnage de Quinquín dans Finis coronas opus et La trace, la question ne se réduit pas à cette alternative.
En effet toutes ces nouvelles, en se faisant explicitement ou implicitement écho, constituent des variations sur le devenir, le pouvoir et les limites des créations humaines.
Par exemple, le mari adultère de Deux minutes fredonne un passage de Winterreise, Voyage d’hiver, titre d’un poème de Wilhelm Müller mis en musique par Schubert, sous le même titre, dans un ensemble de vingt-six lieder. La musique lie à leur insu les hommes par une émotion universelle qui serre le cœur des plus désinvoltes comme des plus sensibles.
Parmi eux, Zoltán, le héros de Winterreise, la dernière nouvelle. Ce musicien hongrois patiente sous son parapluie dans le cimetière de Vienne. Son amour de jeunesse, l’italienne Margherita, reviendra-t-elle sur le lieu où elle l’abandonna, vingt-cinq ans plus tôt, après lui avoir promis d’honorer un étrange rendez-vous ? L’existence de Zoltán, hantée par le sentiment de gâchis, n’a convergé toutes ces années que vers ces retrouvailles fixées sur la tombe de Schubert, mort à 31 ans. Margherita chantait à merveille l’ouverture de Winterreise, « Gute nacht », bien que Schubert l’ait composée pour un baryton.
Le propre de la création, au sens le plus large, n’est-il pas d’échapper à son créateur pour bouleverser son destin ? Qu’il s’agisse de lettres, d’enfants (l’engendrement est aussi une forme de création « par le corps » affirmait Socrate dans le Banquet) et a fortiori de productions immortelles comme le tableau de Rembrandt, Le philosophe, rien ne se déroule selon les attentes des créateurs, anonymes ou reconnus pour leur génie. Il arrive que d’autres s’attribuent leur œuvre, la détournent de son sens ou la détruisent pour plusieurs générations, y compris de la façon la plus abjecte, comme dans « Je me souviens ».
Alors toute création humaine (enfant, amour ou œuvre d’art) semble partager la même fragilité que les flocons sur le tableau de la couverture, soumis aux vents et voués à la terre. Ceux que les roues de la troïka auront épargnés, le retour du printemps les fera disparaître. Tout n’est-il pas destiné à la tombe, à l’oubli, à la poussière ?
Dans ce cas, la mission que s’est attribuée M. Adrià dans Poussière est pitoyable. Ce quinquagénaire collectionne les livres que l’on ne trouve dans nulle bibliothèque car ils ne sont pas passés à la postérité. Parmi eux, le Voyage d’hiver de Gaston Laforgue (Lyon, 1902). M. Adrià les lit et en tire des fiches, persuadé que chacun d’entre eux contient une vérité.
L’espoir est donc permis. Les flocons restés au ciel ont le pouvoir d’éclairer un peu la grisaille.
En révélant habilement en épilogue ce que les autres écrivains annoncent en préface, Jaume Cabré nous donne envie de replonger tout de suite dans son livre, à la quête de toutes les pistes que l’on n’avait pas débusquées soi-même. En sourdine, la musique de Schubert…
Marie-Pierre Fiorentino
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