Vous, Dominique-Emmanuel Blanchard
Vous, éditions Félicia-France Doumayrene, août 2016, 120 pages, 12 €
Ecrivain(s): Dominique-Emmanuel Blanchard
« Je vous écris à vous parce que vous êtes vivante. Et plus précisément, des vivantes ». Le dernier livre de Dominique-Emmanuel Blanchard aurait pu s’appeler Les intermittences du cœur ou Fragments d’un discours amoureux, ou Lettres à une inconnue. Mais c’est juste Vous que l’auteur a préféré, un petit mot de rien du tout, une seule syllabe, mais qui en dit beaucoup sur l’homme qui écrit, sur « La Femme » et sur ce que peut nous révéler de complexe le mot « amour ».
Cet ouvrage nous présente un constant aller-retour entre le présent où l’âge trahit et le passé que nous imaginions ouvert sur tous les possibles, entre l’ombre de Vous et sa disparition constante dans les replis de la mémoire.
On pourrait l’intituler un récit épistolaire puisqu’il est adressé à une ou des destinataires. Oui, ce sont bien des lettres d’amour. Mais sont-elles jamais parvenues à leurs destinataires ? Cela ne nous sera pas divulgué. L’auteur reste volontairement dans le flou.
Ce récit reste plus hybride en fait, puisque le « vous » reste générique. À notre avis, il s’agit plus d’un soliloque, d’une rumination solitaire, d’un hommage à la Femme ou aux femmes, à l’amour, à tous les amours, un message jamais achevé, toujours en tension.
C’est surtout un livre de la maturité constitué d’une série de fragments plus ou moins développés, sans volonté d’établir une chronologie. Le narrateur remonte le cours du temps et chante le désir pour se sentir toujours vivant et capable d’apprécier la vie qui va dans toutes ses composantes.
C’est un récit en noir et blanc, un film muet, qui nous présenterait des chimères d’images. C’est un chant, un hymne à « La Femme », une ballade des moments heureux, un vagabondage amoureux mais aussi un travail de remémoration, d’interrogation sur le désir.
« Vous, vous et vous encore et toujours ». Mais qui est Vous pour l’auteur ? On peut jouer facilement aux devinettes. C’est un ensemble composite édifié au fil de ses souvenirs, de ses rencontres, de ses fantasmes, de ses hallucinations, de tous les malentendus qui perdurent entre deux êtres. C’est une muse. C’est une énigme.
L’auteur nous avertit : « Je vous ai reconnue ». « Vous, je n’ai jamais cessé de vous rencontrer ». Alors n’est-ce pas la « Figure » possible de multiples femmes ? Celles qui ont été vues, entendues, vécues, lues, racontées, qui ont mais qui restent un mystère, une surprise qui provoque chez le narrateur tout à la fois l’émoi et l’insatisfaction. Et il conclut : « Vous la passagère clandestine ». Alors Vousdeviendrait-elle une « mythologie » comme le dirait Roland Barthes ?
Mais l’amour, pour l’auteur, ne se limite pas à la femme. Il prend des multiples facettes. C’est un incontrôlable kaléidoscope. « On ne sait rien de l’amour. On ne le saura jamais », nous affirme-t-il et il ajoute : « Je crois que l’amour fou, celui qui m’a mis à genoux, celui qui me tiendra jusqu’au bout, celui que je n’oublierai jamais, c’est celui que j’ai eu pour mon enfant. J’ai connu cela, cette douleur ».
Dans cette longue réflexion, Vous reste pour le narrateur et pour nous « une opacité fulgurante tendue dans la nuit », un inéluctable. Un entretien jamais achevé avec la déchirure de l’absence que le silence s’épuise à ne pas pouvoir se dire, mais sans cesse à le tenter face à « l’horreur de l’oubli ». Il reste cependant des esquisses de lieux, un jeu des mains comme des oiseaux qui se poseraient et se déposeraient du bout de l’aile sur une autre main, un simple effleurement.
Dans ce texte, l’amour nous est dépeint comme une violence, une lutte, une angoisse, un danger délicieux ou douloureux mais auquel l’auteur ne souhaite nullement échapper malgré toute l’âpreté de questions sans réponse.
Dominique-Emmanuel Blanchard chaloupe subtilement avec les pronoms. Sur le parquet de la page, il glisse du « je » au « il » et au « vous » qui est premier. Ses mots sont choisis avec l’opiniâtreté de l’artisan pour obtenir une pensée taillée au plus juste. Les mots sont chantés, murmurés, hurlés, criés, ou tus, dans la souffrance et dans la joie. « Moi, je n’ai jamais écrit à ma mère. Je n’écris pas à ma mère. Jamais ». Et nous ne pouvons nous empêcher de nous réciter des lambeaux de Mon rêve familier, ce poème où Verlaine nous parle dit si bien de cette ombre qui plane comme un fantôme, celle du tout premier amour, celui qui nous hante tous :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend…
Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Tous les sens en éveil, le narrateur est en permanence à l’affût de la moindre perception, de la plus infime émotion, de la gamme infinie de ses sentiments, dans un jaillissement de mots qui coulent, se bousculent s’emboîtent, se combinent, dans les ténèbres intimes de son esprit. La réalité est reconstruite par la grâce de l’assemblage des images essaimé de couleurs et de contrastes, des phrases, pour nous offrir ses interrogations, ses doutes, ses espoirs dans une constante alternance de rythme. C’est un intense périple dans les saisons de la vie.
L’écriture batifole, butine entre affirmation et négation, entre doute : « On ne se trouve jamais assez beau quand on aime », et croyance, entre vérité et mensonge. L’écriture : « Rien que des phrases sur du papier. Des histoires. Mais vous ne voulez rien entendre de la folie que cela peut être l’écriture ».
A la lecture, nous ressentons pleinement l’intense délectation que procure à l’auteur l’exaltation de donner vie à un être fabriqué comme un costume d’Arlequin.
Vous exerce sur le narrateur et sur les lecteurs une fascination ambigüe. Dans son récit la légèreté côtoie la gravité, l’humour et la désinvolture jouxtent constamment le tragique. Tout cela avec un certain recul que l’âge et l’expérience lui permettent. « Le temps, c’est la distance ».
S’appuyant sur une large connaissance, les allusions au cinéma, à la musique abondent dans ce récit. Sans omettre les références littéraires et les réflexions philosophiques. Mais c’est fait avec une telle subtilité que cela se fond dans le texte sans jamais le rendre pesant.
Vous est un travail de remémoration dans les trous blancs de la mémoire. « Cette lettre est pour le livre. Pas pour vous ». Mais qu’est-ce qui donne un sens à notre vie, si ce ne sont nos histoires d’amour ? Même si l’on sait très bien qu’on apprend l’amour grâce aux livres. « Dans l’adolescence on aime les autres femmes parce qu’elles ressemblent plus ou moins à la première ; plus tard on les aime parce qu’elles sont différentes entre elles », écrit Gustave Flaubert.
Le rôle de l’écrivain n’est-il pas de rappeler avec frénésie des lambeaux d’oubli pour les farder pour nous par l’existence des mots dans un désir toujours persistant. L’âge ne fait rien à l’affaire, la hantise de la fin, de la solitude, on ne peut les conjurer qu’en des fragments de souvenirs délicieux : les premiers regards, les premiers émois au creux des pages. L’auteur les mobilisent pour qu’elles persistent dans l’esprit de ses lecteurs. L’amour, on s’y cogne, on s’y blesse, c’est toujours manqué, insatisfaisant. Cela échappe, c’est insaisissable. Une simple mais éblouissante « bouffée de langage ». Le romanesque permet de magnifier et de transcender les évènements réels qui l’ont inspiré. La littérature permet cette magie de mélanger la vérité et le mensonge. Dans Vous, c’est cette ambigüité qui donne au texte toute sa charge poétique. « Nous avons fait comme si ».
Pour la jubilation du lecteur, l’auteur décline à l’infini les variations de la parade amoureuse. Romance à l’amour, à la vie, malgré tous les malgré qui nous entravent. Il expose à notre méditation toutes les affres de la vie amoureuse pour simplement relancer le désir. Il n’est pas dupe, il sait parfaitement que toute écriture n’est qu’une pure reconstruction de l’esprit. Il recourt à l’absence pour mieux recréer la présence. On lit ce récit comme un rêve éveillé qui fait naître en nous des images dans la célébration de l’écriture. Et si Vous était une simple déclaration d’amour, non à une femme mais à l’écriture souvent plus intense que la vie. Alors, nous pourrions interpréter Vous comme une ravissante métaphore de l’écriture.
Dans ce texte, Dominique-Emmanuel Blanchard nous oblige à retourner en nous-mêmes et, à notre tour, nous convie à revisiter nos propres expériences amoureuses. Chacun peut remplir les plis, les blancs, au gré de sa propre histoire. En effet, tant de visages, tant de silhouettes entrevus et effacés ont traversé nos vies. Nous pouvons tous nous retrouver, nous reconnaître dans ce miroir, ce flot ininterrompu de questions sans réponse puisque, si le message est « adressé », les mots de la ou des destinataires ne nous sont pas rapportés sauf au style indirect par les hypothèses du narrateur.
Vous nous incline à nous rappeler toutes les images qui nous viennent à l’esprit, « On fond des souvenirs en une seule fois ». Et qu’importe si nous les inventons ? N’existe-t-il pas une certaine porosité entre la réalité et le monde de la fiction ? Et si ce récit était « Ce retour à l’expéditeur des passions en voie de disparaître ».
Et si Vous nous était dédié pour nous inviter à rassembler, à notre tour, les morceaux épars de notre existence, pour en laisser trace afin de leur prodiguer leur intensité émotionnelle perdue et à en faire don à tous ceux qui nous sont chers qu’ils soient présents ou disparus ? Alors, Dominique-Emmanuel Blanchard a atteint pleinement sa visée.
Pierrette Epsztein
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