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Voulfe (2 & 3), par Joëlle Petillot

Ecrit par Joelle Petillot 28.06.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Voulfe (2 & 3), par Joëlle Petillot

 

-2-

 

Elle s’éveilla le lendemain avec l’arrière-gorge râpée. Elle avait dû ronfler, mais quelle importance, puisque personne d’autre qu’elle n’occupait sa couche… Au fait, mais si !

Encore ensommeillée, elle se redressa un peu et le vit. Il n’avait pas bougé d’un pouce, couché à côté de ses pieds avec la même tranquillité que sur son paillasson la veille. Il aurait coincé une pancarte entre ses deux pattes de devant – dont l’une noire et étoilée –, avec je suis à la bonne place peint en rouge, que sa confiance n’eût pas semblé plus aveuglante.

Victoire, contente comme tout de le trouver là, se leva avec un vaste sourire, et dit en passant près du chien qui n’avait pas bronché : « T’es une bonne nature, toi ».

Il réagit au son de sa voix et s’éveilla. Sa tête se dressa doucement, et il ouvrit… un œil. Un seul : le pailleté. Stoppée dans son élan, Victoire le regardait. Quelques secondes plus tard, l’autre œil, le noir, s’ouvrit également. Il poussa un soupir d’aise à sa vue, sauta à bas du lit et lui emboîta le pas jusqu’à la cuisine. A un mètre de ses mollets, norme établie par lui-même puisque cette femme était sienne comme tout permettait de le croire.

Il s’arrêta toutefois avant d’entrer. Victoire, n’entendant plus son trottinement, se retourna et fut frappée, dans l’expression de Voulfe, d’en voir deux :

– L’œil doré lui disait : « je t’aime »

– L’œil noir : « quand-est-ce qu’on mange ? »

Elle remplit l’assiette dévolue aux croquettes, se fit un café et beurra ses tartines en bavant légèrement à l’idée de la crème au caramel au beurre salé qu’elle étalerait sur le pain grillé encore tiède en pensant comme à chaque fois : « j’emmerde Aubertier ».

Aubertier était son médecin traitant, et comme un bonheur n’arrive jamais seul, obsessionnel compulsif du cholestérol. Et je mets le caramel par-dessus le beurre, ineffable trouduc…

Elle adorait se payer Aubertier le matin, lovée dans sa gourmandise et l’huis bien clos de ses pensées.

Elle jeta un regard sur Voulfe, qui savourait ses croquettes une par une, comme la veille.

Décidément, ce chien ne goûtait pas la précipitation.

Une fois leur faim respective apaisée, Victoire sortit de la cuisine en saisissant au passage les daphnies séchées pour Palamède. Puis, selon le rite, sema d’un geste aérien les grains poudreux au-dessus de l’eau, tandis que le poisson usait des 0,2 figures dont il était capable pour témoigner sa joie au monde. En clair, il agitait ses nageoires et sa queue, un millipoil plus vite que d’hab…

Victoire étouffa un cri. Voulfe, courtoisement, poussa un « wouf » discret, en un écho solidaire.

Quelque chose clochait, et pas qu’un peu.

Palamède était un poisson rouge, en clair une virgule aquatique de cinq centimètres au plus, avec cerveau à l’avenant. Il fallait plus de temps pour prononcer son nom que pour appréhender toutes les… facultés (?) de l’individu (?). Lequel, pour l’heure, arborait des nageoires d’une longueur extrême par rapport à sa taille, en faisant des effets…

Victoire se rappela de frêles gymnastes chinoises aperçues un jour de pluie à la télé, qui tenaient de grands rubans au bout de très longs bâtons. Il faisait exactement pareil.

Par contre, c’était toujours un poisson rouge. Mais ses nouvelles nageoires (poussées dans la nuit ?) l’enrobaient en ondulant dans l’onde. Et pire que tout, il avait vaguement l’air content.

Victoire tomba plus qu’elle ne prit place dans le canapé. Voulfe, à ses pieds, ne la perdait d’aucun œil, tout en penchant un peu sa tête du côté de l’oreille la plus longue.

Du coup, il avait l’air symétrique.

Elle se livra en bonne cartésienne à un bilan rapide de la situation : depuis la veille, elle possédait un chien phosphorescent et son (ex) poisson rouge se prenait pour Isadora Duncan.

Ce fut à cet instant que deux notes carillonnées résonnèrent dans la pièce. On sonnait.

En soupirant, Victoire alla ouvrir. Vu la tournure des choses, elle allait probablement se trouver face à une girafe en porte-jarretelles qui lui dirait : « surprise ! Je vends des haricots magiques… »

Et bien sûr, ce qu’elle vit sur son palier n’avait rien à voir.

Mais là, vraiment rien.

 

-3-

Une fois la porte ouverte, le vide du palier semblait se moquer d’elle. Par réflexe, elle avait porté les yeux à gauche, puis à droite, pour constater que le palier s’obstinait : toujours vide.

Voulfe, sans doute afin d’exorciser l’angoisse victorienne, affichait un stoïcisme badin en se tenant immobile à distance réduite et non plus règlementaire, rapport au chambranle.

Soudain, il s’avança et poussa du museau une sorte de boite en bois déposée sur le paillasson. De la taille d’un carton à chaussures pour fillette, avec un motif représentant… quoi ? Une vague ? Un peigne ? Un signe cabalistique ? Des dents ?

VVV

Plusieurs choses dans la vie indisposaient Victoire, dont la liste eût été trop longue. Mais dans le lot : les insupportables lambins qui cadeau en main ne l’ouvrent pas et disent : « alors là, kessapeu être ? »

Ouvre-le Ducon, qu’on en finisse

Le « wouf » qui résonna dans la pièce avec une incisive précision signifiant exactement ça, elle souleva le couvercle de la boîte ni emballée, ni fermée.

Quelque chose alors, lui sauta à la figure ; au cou, pour employer un terme plus juste, parce que ce quelque chose était une petite fille de huit ans, et que la petite fille de huit ans, c’était elle.

Elle reçut les notes cristallines, cet air gai qu’elle aimait tant dans ce passé-là, qui lui évoquait les dessins animés, le cinéma, et allez savoir pourquoi, les crêpes. Cet air joyeux comme un éclat de rire, qu’elle écoutait l’été, fenêtre grande ouverte, pour mieux entendre la vieille dame seule le jouer au piano dans la maison d’en face.

Les yeux clos, Victoire se moquait du temps qui passe comme elle se fichait d’Aubertier en se mettant le nez dans son bocal de crème caramel. Voulfe, tête penchée – donc oreilles droites – la regardait partir, conscient que dans ce présent-là son Bien Personnel ne lui appartenait plus. Pas nerveux pour autant. Tôt ou tard, elle redescendrait, et là, tranquillou, je me la récupère et on ne rigole plus.

Quand la musique se tut, Victoire chercha une clé, un mécanisme pour que ça reparte, pour reprendre un peu d’enfance, ce rire cascadé des notes, bon dieu, mais qu’est-ce que c’était déjà ? Mais rien. La fébrilité de Victoire monta d’un cran, il fallait qu’elle en reprenne, bon sang, elle tournait la boite dans tous les sens, rien, pas l’ombre d’un…

Wouf.

La musique repartit, moins d’une seconde après l’aboiement. Victoire suivit, vers l’odeur de soupe du soir dans la maison, les nuits d’hiver qui tombaient tôt ; ça lui faisait drôle de goûter la nuit. Et cet air joyeux, ce piano allègre qui servait d’élégant masque-douleur à la vieille dame seule, elle le savait, maintenant. Et aussi…

Wouf.

Elle ouvrit les yeux, Voulfe la regardait.

Son œil doré lui disait : « je t’aime, mais ».

L’œil noir : « je pisse dans ton salon si tu te magnes pas ».

Elle referma la boîte et quitta l’enfance avec un soupir.

VVV

Le bruit mat du couvercle la fit sursauter.

La vieille dame seule riait tout le temps.

Tic Toc Choc.

Elle lui avait dit ça dans un sourire. Et que c’était d’un monsieur qui portait un drôle de nom, franssouakouprin.

Ce que la boîte jouait, c’était ça.

L’enfance, c’était ça.

Le tic toc choc, de François Couperin. Plus tard, elle apprendrait que le morceau s’appelait aussi « les maillotins ». Aucun intérêt, comme nom.

Voulfe sortit sur ses talons, tout son être diagonal exprimant un silencieux « c’est pas trop tôt », parce qu’encore deux minutes comme ça, il inondait la pièce et les meubles se mettaient à flotter.

Victoire laissa Palamède toujours occupé à faire des figures dans ses gazes, descendit l’escalier en se disant qu’aucun bruit de pas ne s’était fait entendre quand la boite avait atterri sur son paillasson, comprit que la musique déclenchée à l’ouverture obéissait ensuite à l’aboiement du chien.

Elle soupira, prit machinalement dans sa boite aux lettres un papier qui dépassait, vit que c’était l’annonce d’un concert à l’église Saint-Palanquin pour le soir même, que le pianiste jouerait du Couperin, et se dit qu’elle irait. Elle rejoignit Voulfe qui pissait des hectolitres juste à côté des poubelles. Puis vaqua à ses occupations en se concentrant pour trouver tout normal.

Trois mots s’imposèrent toutefois au milieu d’un océan de questions.

Vivement ce soir.

 

A suivre

 

Joëlle Petillot

 

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A propos du rédacteur

Joelle Petillot

 

Née le 1er Octobre 1956.

Dernière de quatre, famille d’artistes.

Deux romans publiés aux éditions Chemins de tr@verses :

La belle ogresse

La Reine Monstre

Un recueil de nouvelles : le hasard des rencontres.

Blogs :

La nuit en couleurs sur Overblog.

Wizzz Télérama, sous le nom de Boudune.