Voulfe (1), par Joelle Petillot
Elle le trouva couché sur son paillasson, au moment de sortir pour les courses du jour.
Recroquevillé, mais serein ; le regard d’un qui sait avoir sa place où il se trouve.
Scotché à son collier, un petit mot de Virginia… Elle aurait dû s’y attendre.
Virginia avait pris ce chien sur les conseils d’amis désireux d’en finir avec une déprimée chronique, d’expression funèbre et portée à geindre en permanence.
A en juger par la précision calendaire du papillon arrimé à la bête, ça avait duré trois jours.
Je l’ai acheté lundi, mais ce mercredi je pars au Brésil. Merci de t’en occuper.
P.S. J’ai rencontré un brésilien.
Après une brève seconde d’empathie compassionnelle pour tous les brésiliens, Victoire lâcha sa lecture et regarda vraiment la bête.
C’était, incontestablement, un chien.
Oreilles : check
Museau : check.
Pattes : check.
Queue : check.
Sexe : c’est-un-garçon-check.
Mais.
Victoire n’avait jamais vu un chien pareil. Lové sur son seuil, il avait à peine sursauté à l’ouverture de la porte. Il la fixait de ses yeux étranges, très sombres mais dépareillés : l’un d’un noir absolu, l’autre brun constellé de petites taches orangées.
L’une de ses oreilles dépassait nettement l’autre.
Son poil tirait vers le beigeasse bon teint, mais fonçait de façon visible sur tout le côté droit. L’une de ses pattes, une seule, était noire, avec une tache dont la forme évoquait une sorte d’étoile de mer.
Victoire analysa rapidement la situation.
– On était mercredi.
– Virginia volait pour polluer le brésil avec sa mauvaise humeur en excédent de bagage, loin, très loin d’ici.
– Et elle… Elle héritait d’un chien asymétrique avec une étoile de mer molle sur son unique patte noire.
La journée ne commençait pas si mal.
Victoire avant de sortir trouva dans ses réserves un biscuit chocolaté, gobé par le chien d’un claquement sec avec jubilation incorporée.
Puis elle quitta l’appartement panier en main, le chien sur ses talons, son collier ôté parce qu’elle détestait ça. Ils passèrent une journée assez paisible ; le temps que dura leur promenade, Victoire nota l’attention bienveillante des passants à leur endroit. Ils devaient former un binôme plutôt marrant car son nouveau copain, arrimé à son sillage avec une régularité martiale, ne s’éloignait pas à plus d’un mètre de ses mollets. Victoire, assez petite et ronde, la cinquantaine souriante et le célibat accepté, se réjouissait de la présence d’un élément mâle dans ses pas sachant qu’il ne lui demanderait jamais de l’épouser.
Après les courses, ils se restaurèrent. Elle vit qu’il prenait ses croquettes une à une sans manière, mais sans goinfrerie. Juste histoire de profiter du plaisir ? Cela lui plut. Chien diagonal, étoilé et épicurien. Pas une mauvaise affaire. Le soir venu, les deux en parfaite harmonie – l’une sur le canapé, l’autre au pied – profitaient respectivement d’un bon livre et d’un vieux chausson dans la quiétude du foyer et la paix de l’âme.
Soudain, toutes les lumières s’éteignirent. Victoire se leva, gagna la fenêtre pour voir si l’obscurité était générale. La rue enténébrée lui sauta à la figure ; tout le quartier croulait sous le noir. Pourtant, une luminosité pâle demeurait quelque part. Elle réalisa que ça venait de chez elle, se retourna, abaissa le regard et vacilla un peu.
Le chien brillait comme une luciole incongrue, un halo chétif entourant ses bizarreries. L’étoile de mer sur sa patte brillait aussi, un peu plus fort que le reste.
Toujours concentré sur son chausson, il avait l’air de s’en foutre.
Victoire n’eut pas le temps de chercher à comprendre. La lumière revint brusquement, et un soupir d’aise monta de la rue entière : tout le monde a peur du noir qu’il ne choisit pas.
Quand elle alla se coucher, plus perplexe qu’effrayée, le chien la suivit et grimpa au pied du lit. Elle le laissa faire, et réalisa qu’il n’avait toujours pas de nom. Sa lampe de chevet allumée déposait une lumière oblique sur la bête, et elle vit de petits grains sur son poil flou, comme des particules d’or encore accrochées. Lui la regardait de ses deux billes déparées, avec l’air d’un qui demande : « j’ai un truc sur le nez ? »
Le poisson rouge de Victoire s’appelait Palamède (1). Victoire avait des lettres. Elle décida de continuer sur cette lancée.
– Cadeau de Virginia, dit-elle en le regardant. Tu t’appelles Woolf.
Il eut un aboiement bref, qui résonna comme son nouveau nom, une sorte d’approbation, un « wouf » très doux. Elle éteignit la lampe, et il recommença à briller, mais moins fort que dans le salon, comme pour ne pas la gêner. Elle lui sut gré de cette élégance, lassée de réfléchir, et commença à plonger. Juste avant elle eut le temps de se dire que Woolf était trop…
Elle l’écrirait Voulfe. Il eut un nouvel aboiement-murmure, rendant le même son, comme un écho. Approuvé : ce serait Voulfe. Victoire s’endormit sans savoir qu’au matin, une autre surprise l’attendrait. De taille, celle-là.
A Suivre
Joëlle Petillot
(1) Prénom du baron de Charlus, A la recherche du temps perdu, Marcel Proust
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