Volpone, Stefan Zweig
Volpone, traduit de l’allemand par Aline Oudoul, mai 2014, 208 pages, 7,60 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Petite bibliothèque Payot
Librement adaptée de la pièce de Ben Jonson écrite en 1606, Volpone est une comédie en trois actes de Stefan Zweig, jouée dès 1925 avec un retentissant succès dans toute l’Europe, succès amplifié en 1928 par la nouvelle traduction-adaptation française faite par Jules Romain à la demande de Stefan Zweig.
La trame est connue et respecte dans les grandes lignes les ressorts des comédies élisabéthaines du XVIe siècle. L’action se situe dans la prospère Venise du Cinquecento italien. Volpone (le renard) est un riche Levantin, en apparence célibataire et sans enfants. Autour de lui gravitent quelques notables, l’avocat Voltore (le vautour), le vieux gentilhomme avare Corbaccio (la corneille) dont le fils Leone est capitaine de la Flotte, et le riche marchand Corvino (le corbeau), mari jaloux et possessif de la prude Colomba. Mosca (la mouche), sorte d’homme à tout faire, serviteur dévoué et parasite au tempérament jouisseur, travaille au service de Volpone. Quant à Canina, la courtisane tombée enceinte, elle ne rêve que d’un beau mariage pour assurer ses vieux jours.
Volpone pourrait vivre en toute quiétude du fruit de sa fortune, mais son amour de l’or conjugué à sa haine et son mépris du genre humain, son goût de la manipulation et de la mise en scène, vont le pousser à tenter le diable pour assouvir ses instincts, ridiculiser et dépouiller ses faux-amis, mais aussi et surtout échapper à l’ennui. Faire circuler le bruit de sa mort prochaine et d’un testament où il ne reste plus qu’à désigner le nom du bénéficiaire, tel est le plan machiavélique qu’il va mettre en œuvre avec l’aide de Mosca, pour piéger un entourage dont la cupidité n’a d’égale que la bêtise. Aiguiser leurs rivalités, aviver les haines qui les déchirent sera pour lui un jeu d’enfant. Leur soutirer toujours plus de cadeaux et d’argent, amener Corvino à mettre dans son lit sa propre femme, convaincre Corbaccio de déshériter son fils Leone à son profit ; autant de manœuvres fondées sur de fausses informations, fidèlement transmises par Mosca et dont la grosseur des ficelles ne trouble qu’à peine ces hommes aveuglés par l’envie et l’appât du gain.
« /…/ C’est l’argent qui les attire. Moi je me borne à dire : Je suis riche… et aussitôt, ils viennent faire le gros dos. Puis, je leur glisse que je n’ai ni femme ni enfants, et leur cou se dresse et s’allonge… Alors, je me prétends à l’agonie, et la bave leur sort de la bouche et ils se mettent à danser autour de mon argent… »
Mais l’argent n’est pas que le seul ressort de cette « comédie amère », selon les propres termes de l’auteur, qui met à nu, avec une force ironique dure et impitoyable, les travers d’une société où les rapports reposent sur le mensonge, la vérité ne sortant de la bouche que des naïfs et des balourds, sur l’image que l’on souhaite donner de soi-même, sur sa réputation, comme le souligne parfaitement bien Jérôme Orsini dans sa préface, sur le pouvoir que l’on cherche à exercer sur les autres. L’argent n’est qu’un leurre, fascinant certes, et surtout un prétexte pour asseoir son statut social, tendre ses filets pour « épicer » son quotidien.
On peut s’interroger sur le besoin, le sens intime de cette prise de distance, de cette violente critique de Stefan Zweig, à plus de quarante ans, par rapport à une société riche et mondaine dans laquelle il a longtemps vécu et dont il est l’un des enfants. Dans la lettre qu’il rédige à l’attention du critique Oskar Maurus Fontana, lettre de 1926 citée en préface, l’auteur donne dans cet extrait un début d’explication :
« J’étais sentimental dans mes premiers vers et travaux, et je fais tout ce que je peux, en me faisant violence et en usant de la détermination la plus extrême, pour venir à bout de tout ce qui rappellerait cela : en notre époque être doux est plus qu’une faiblesse, c’est avant tout de la lâcheté ».
Si la pièce de Ben Jonson comportait une morale – Volpone et Mosca étaient jetés dans les geôles de la Sérénissime pour leurs escroqueries – le dénouement inventé par Stefan Zweig s’en écarte profondément. Au terme de plusieurs rebondissements, Mosca, désigné seul héritier par Volpone, arrive au terme d’un énième mensonge à faire passer le Levantin pour réellement mort et soustraire à la justice le cadavre du pseudo défunt, « condamné à être exposé six jours à tous les vents avant d’être écorché ».
Ainsi Mosca dupe le maître en tromperies, hérite et compose avec la société. Ayant appris de Volpone l’art de manipuler les autres, il en fait de même, d’abord pour sauver sa propre existence, mais aussi pour profiter de cet argent, en jouir en le dépensant à tout-va et en faire bénéficier ceux qui, invités à ses largesses, cesseront alors de le menacer. Le système reste intact et continuera à fonctionner. La réputation de Mosca sera liée à sa générosité. Rien de révolutionnaire dans l’attitude du seul plébéien, en dehors de Canina, de l’histoire. L’argent changera de main et de destination, sortant enfin des coffres pour être dilapidé en fêtes, orgies et boissons. Peut-on dès lors parler de morale ou bien plutôt d’une vision pessimiste de l’auteur sur les possibilités de réformer une société ?
Quelles que soient les interrogations qui subsistent, la lecture de Volpone permet d’apprécier une fois encore la vivacité de la plume de Stefan Zweig, sa capacité à passionner le lecteur de manière tout aussi parfois simple que souvent sophistiquée et ici de le faire rire, d’un rire à l’arrière-goût « amer ».
Catherine Dutigny/Elsa
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